Page:Véron - Mémoires d’un bourgeois de Paris, tome 1.djvu/121

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Dès l’empire vint à Paris un prince russe, le prince Tuffiakin ; il comptait en Russie beaucoup de terres et de paysans, et il jouissait de beaux revenus. C’était un épicurien qui estimait qu’on ne venait dans ce monde que pour les spectacles de l’Opéra, de la danse, pour la musique italienne, pour des voyages d’agrément, pour des promenades au bois, et surtout pour de continuels romans d’amour. Il avait été dans sa jeunesse l’intendant général des théâtres impériaux à Saint-Pétersbourg. Dès que je fus directeur de l’Opéra, il me traita en collègue. Je lui demandai comment il s’y prenait pour rester toujours jeune : « Mon Dieu, me dit-il, je n’ai jamais changé ni de régime ni de conduite ! »

Dans l’âge le plus avancé, il eut toujours une maîtresse en titre, et il prenait très au sérieux ses amours sterling ; il apportait même dans ses liaisons publiques je ne sais quelles bizarres imaginations et quelles comédies de sensibilité et de tendresse.

Il se prit un jour de jalousie contre une de ces Sophie Arnould qu’il se plaisait à afficher. Il me fit le confident de la brouille et de la réconciliation ; la brouille dura, et le rapprochement ne se fit qu’à des conditions singulières.

Il fut convenu que lui et sa dame se rendraient à six heures du soir, chacun de son côté, à l’église Notre-Dame de Lorette ; qu’on s’agenouillerait devant le maître-autel, et que là on échangerait deux anneaux d’or qu’on se passerait au doigt. Cette scène eut lieu comme je vous le dis, et la paix fut faite. Tuffiakin avait alors soixante-dix ans.

Si on eût rappelé le prince Tuffiakin en Russie, on