Page:Véron - Mémoires d’un bourgeois de Paris, tome 1.djvu/162

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On n’avait jamais admis de prisonnier pour dettes à la Conciergerie ; Ouvrard obtint d’y être transféré. Le concierge fut même autorisé à lui louer moyennant six mille francs par an un logement assez vaste et assez complet. Le logement fut vite richement décoré. Les visiteurs se pressaient en si grand nombre à la Conciergerie, et le prisonnier pour dettes en était quelquefois si fatigué, qu’il faisait dire alors par le porte-clefs : « Monsieur Ouvrard est sorti. »

Le Rocher de Cancale était chargé des dîners d’Ouvrard, et à ces dîners ne faisaient jamais défaut les meilleures années du Clos-Vougeot ; célébrités, personnages, gens d’esprit, artistes illustres venaient chaque soir diner gaiement avec le détenu. Ces dîners fins faisaient grand bruit, et Ouvrard me raconta qu’un jour Séguin lui-même lui demanda la faveur d’être de ses convives. Séguin reçut bien vite son invitation ; le dîner fut des plus gais et des plus magnifiques : seulement, dit Ouvrard, Lucullus est forcé de dîner tous les jours chez Lucullus.

— Comment, reprit Séguin, à cinquante-cinq ans, ayant encore à peine devant vous cinq belles années, comment consentez-vous à les passer en prison ? Tenez, je suis bon homme, et je tiens à payer mon écot : donnez-moi trois millions, et vous couchez ce soir chez vous.

— Monsieur Séguin, reprit Ouvrard, vous avez quelques hivers de plus que moi : si l’on vous offrait une spéculation qui vous assurât un bénéfice net de cinq millions, la refuseriez-vous parce qu’il vous faudrait