Page:Véron - Mémoires d’un bourgeois de Paris, tome 1.djvu/163

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faire un voyage à Calcutta ? — Non, certainement, fit Séguin. — Et pourtant, reprit Ouvrard, il vous faudrait prendre la mer, faire quatre mille lieues, quitter votre famille, vos enfants, vos amis, renoncer à une bonne cuisine comme celle-ci, à d’excellent vin comme celui-là, et, peut-être, vous débattre contre la fièvre jaune... — Mais cinq millions ! interrompit Séguin ; cinq millions !

— Eh bien ! reprit Ouvrard d’un ton victorieux, sans quitter la terre ferme, sans changer de ciel et de climat, sans dire adieu à ma famille et à mes amis, sans même être privé, monsieur Séguin, du plaisir de vous recevoir et de dîner gaiement avec vous, à l’abri de toutes mauvaises chances et de tous périls, je gagne ici, dans cette douce retraite, ces cinq millions qui vous feraient vous risquer à de si rudes sacrifices. »

Il se fit un moment de silence, Séguin devint sérieux et pensif, et dit froidement à Ouvrard : « Eh bien, monsieur Ouvrard, vous avez peut-être raison. »

Ouvrard aimait à raconter jusqu’aux moindres incidents de cet historique dîner.

Ces deux financiers n’avaient rien à se reprocher. Ils se ressemblaient, à force d’audacieuse habileté dans les affaires, à force de mœurs excentriques et bizarres, à force d’ardent amour pour les millions.

Il y a dans la vie d’Ouvrard une page à racheter bien des fautes, à apaiser bien des haines. Ouvrard connaissait le colonel Labédoyère. Après les cent-jours, Labédoyère vint le trouver : « Partez, lui dit aussitôt Ou-