Page:Véron - Mémoires d’un bourgeois de Paris, tome 1.djvu/45

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joueur qui perd, que celles du joueur qui a perdu. Tel joueur malheureux subit son sort sans un mot de plainte. J’ai vu un Anglais assis près de moi (je lui touchais le coude) perdre, au trente et un, cent mille francs sans desserrer les lèvres et sans un geste d’impatience et de colère ; réduit à son dernier billet de cinq cents francs, il prit de l’or ; réduit à sa dernière pièce de vingt francs, il prit de l’argent ; réduit à ses derniers dix francs, il ne joua plus à la roulette que des pièces de quarante sous.

D’autres joueurs, au contraire, insultent la fortune et même le tailleur, et, à la vue de la carte qui les fait perdre, brisent les râteaux.

Le comptable qui perd à rouge ou noire l’argent d’autrui, le spéculateur qui vient demander au jeu le rétablissement de sa fortune, peuvent, après de mauvaises chances, se suicider ; mais le joueur de profession vit longtemps. La fortune a des retours de faveur bien inattendus ; ses fantaisies sont sans limites, et souvent elle se plaît à faire du dernier écu du joueur l’occasion du plus gros gain.

On m’a souvent montré des chefs de famille qui s’étaient volontairement exilés de Paris, loin des maisons de jeu, pour ne plus jouer, mais qui, tous les deux ou trois mois, faisaient un voyage pour revoir la roulette et le trente et un. Ils ne restaient à Paris que quelques heures, le temps de vider leur bourse ; quelquefois aussi la fortune les y clouait par de gros, bénéfices. Les pontes citaient, de mon temps, avec orgueil et joie, un jeune provincial qui, à la veille d’un mariage dans son pays, était venu à Paris avec quinze cents francs pour acheter des présents de noce, et qui n’était reparti qu’au