Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 10, 1938.djvu/100

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Le dictateur demeure enfin seul possesseur de la plénitude de l’action. Il absorbe toutes les valeurs dans la sienne, réduit aux siennes toutes les vues. Il fait des autres individus des instruments de sa pensée, qu’il entend qu’on croie la plus juste et la plus perspicace puisqu’elle s’est montrée la plus audacieuse et la plus heureuse dans le moment du trouble et de l’égarement public. Il a bousculé le régime impuissant ou décomposé, chassé les hommes indignes ou incapables ; avec eux, les lois ou les coutumes qui produisaient l’incohérence, les lenteurs, les problèmes inutiles énervaient les ressorts de l’État. Parmi ces choses dissipées, la liberté. Beaucoup se résignent aisément à cette perte. Il faut avouer que la liberté est la plus difficile des épreuves que l’on puisse proposer à un peuple. Savoir être libres n’est pas également donné à tous les hommes et à toutes les nations, et il ne serait pas impossible de les classer selon ce savoir. Davantage, la liberté dans notre temps n’est, et ne peut être, pour la plupart des individus, qu’apparence. Jamais l’État, même le plus libéral par l’essence et les affirmations, n’a plus étroitement saisi, défini, borné, scruté, façonné, enregistré les vies. Jamais le système général de l’existence n’a pesé si fortement sur les hommes, les réduisant par des horaires, par la puissance des moyens physiques que l’on fait agir sur leur sens, par la hâte exigée, par l’imitation imposée, par l’abus de la sérieetc., à l’état de produits d’une certaine organisation qui tend à les rendre aussi semblables que possible jusque dans leurs goûts et dans leurs divertissements. Nous sommes des esclaves d’un fonctionnement dont les gênes ne cessent de croître, grâce aux moyens que nous nous