Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 10, 1938.djvu/107

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Je me sentais choqué… Mais quoi de plus flatteur que de l’être par un Anglais en Angleterre ?

Mais la curiosité me poignait de savoir d’où mon hôte avait pris cette science du verbe obscène et tout ce vocabulaire à haute puissance. Ayant assez joui de ma surprise, il ne me fit aucun mystère des circonstances qui l’avaient si complètement instruit. Il avait fréquenté, au lendemain de la Commune, nombre de réfugiés plus ou moins compromis, qui avaient trouvé asile à Londres. Il avait connu Verlaine, Rimbaud, et divers autres, qui parlaient absomphe — et cætera.

Il faut avouer que le discours familier des poètes est assez souvent d’une liberté sans bornes. Tout le domaine des images et des mots leur appartient. Les deux que j’ai nommés le parcouraient de leurs génies, et ne se privaient point de l’accroître dans ses parties les plus expressives. Ceci est assez connu ; mais voici qui l’est moins et qui pourra surprendre : une tradition des plus orales veut que Lamartine lui-même ait quelquefois laissé d’extrêmes propos choir de sa bouche d’or…

Je le dis à Henley, qui s’en montra ravi.

Or, deux dames entrèrent.

Le dîner pris, elles nous laissèrent à nous-mêmes, et une tout autre conversation s’institua entre la pipe de Henley et toutes mes cigarettes.

Il me parla d’une publication qu’il dirigeait, « The New Review », où il insérait de temps à autre des articles en français. Je sentis par ces derniers mots qu’il allait être question de moi ; mais je ne pouvais deviner que cet entretien allait m’induire à des réflexions et m’engager dans une application de l’esprit fort éloignées de mes objets et de mes problèmes ordinaires.