Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 10, 1938.djvu/131

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vrais désirs pour une époque où l’énormité des ambitions, la monstruosité des appétits sont presque des conditions normales. Le Français se contente de peu. Il n’a pas de grands besoins matériels, et ses instincts sont modérés. Même il considère avec un certain scepticisme le développement du machinisme et les progrès de cet ordre dans lequel il lui arrive souvent de créer et de s’endormir sur son œuvre, laissant aux autres le soin et le profit de s’en servir. Peut-être les Français pressentent-ils tout ce que l’esprit et ses valeurs générales peuvent perdre par l’accroissement indéfini de l’organisation et du spécialisme.

Ce dernier trait s’accorde bien avec la thèse générale de ma petite étude. Il est clair qu’un peuple essentiellement hétérogène et qui vit de l’unité de ses différences internes, ne pourrait, sans s’altérer profondément, adopter le mode d’existence uniforme et entièrement discipliné qui convient aux nations dont le rendement industriel et la satisfaction standardisée sont des conditions ou des idéaux conformes à leur nature. Le contraste et même les contradictions sont presque essentiels à la France. Ce pays où l’indifférence en matière de religion est si commune, est aussi le pays des plus récents miracles. Pendant les mêmes années que Renan développait sa critique et que le positivisme ou l’agnosticisme s’élargissaient, une apparition illuminait la grotte de Lourdes. C’est au pays de Voltaire et de quelques autres que la foi est le plus sérieuse et le plus solide, peut-être, et que les Ordres se recruteraient le plus aisément ; c’est à lui que l’Église a attribué les canonisations les plus nombreuses dans ces dernières années. Mais peu de superstitions ; je veux dire : moins qu’ailleurs. Il y a en France moins de télépathies, moins de recherches psychiques, moins d’évo-