Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 10, 1938.djvu/19

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brusquement une sensation nouvelle de l’existence de notre corps en tant qu’inconnu : nous ne savions pas tout ce que nous étions, et il arrive que cette sensation brutale nous rende elle-même sensibles, par un effet secondaire, à une grandeur et à une figure inattendues de notre domaine vivant. Ce coup indirect en Extrême-Orient, et ce coup direct dans les Antilles me firent donc percevoir confusément l’existence de quelque chose qui pouvait être atteinte et inquiétée par de tels événements. Je me trouvai sensibilisé à des conjonctures qui affectaient une sorte d’idée virtuelle de l’Europe que j’ignorais jusqu’alors porter en moi.

Je n’avais jamais songé qu’il existât véritablement une Europe. Ce nom ne m’était qu’une expression géographique. Nous ne pensons que par hasard aux circonstances permanentes de notre vie ; nous ne les percevons qu’au moment qu’elles s’altèrent tout à coup. J’aurai l’occasion de montrer tout à l’heure à quel point notre inconscience à l’égard des conditions les plus simples et les plus constantes de notre existence et de nos jugements rend notre conception de l’histoire si grossière, notre politique si vaine, et parfois si naïve dans ses calculs. Elle conduit les plus grands hommes à concevoir des desseins qu’ils évaluent par imitation et par rapport à des conventions dont ils ne voient pas l’insuffisance.

J’avais en ce temps-là le loisir de m’engager dans les lacunes de mon esprit. Je me pris à essayer de développer mon sentiment ou mon idée infuse de l’Europe. Je rappelai à moi le peu que je savais. Je me fis des questions, je rouvris, j’entr’ouvris des livres. Je croyais qu’il fallait étudier l’histoire, et même l’approfondir, pour se faire une idée juste du jour même. Je savais que toutes les têtes occupées du lendemain des peuples en étaient nourries. Mais quant à moi je n’y trouvai qu’un horrible mélange. Sous le nom d’histoire de l’Europe, je ne voyais qu’une collection de chroniques parallèles qui s’entremêlaient par