Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 10, 1938.djvu/25

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Les mêmes observations s’appliquent aux durées. Rien de plus aisé que de relever dans les livres d’histoire l’absence de phénomènes considérables que la lenteur de leur production rendit imperceptibles. Ils échappent à l’historien, car aucun document ne les mentionne expressément. Ils ne pourraient être perçus et relevés que par un système préétabli de questions et de définitions préalables qui n’a jamais été conçu jusqu’ici. Un événement qui se dessine en un siècle ne figure dans aucun diplôme, dans aucun recueil de mémoires. Tel, le rôle immense et singulier de la ville de Paris dans la vie de la France à partir de la Révolution. Telle, la découverte de l’électricité et la conquête de la terre par ses applications. Ces événements sans pareils dans l’histoire humaine n’y paraissent, quand ils y paraissent, que moins accusés que telle affaire plus scénique, et surtout plus conforme à ce que l’histoire traditionnelle a coutume de rapporter. L’électricité, du temps de Napoléon, avait à peu près l’importance que l’on pouvait donner au christianisme du temps de Tibère. Il devient peu à peu évident que cette innervation générale du monde est plus grosse de conséquences, plus capable de modifier la vie prochaine que tous les événements politiques survenus depuis Ampère jusqu’à nous.

On voit par ces remarques à quel point notre pensée historique est dominée par des traditions et des conventions inconscientes, combien peu elle a été influencée par le travail général de révision et de réorganisation qui s’est produit dans tous les domaines du savoir dans les temps modernes. Sans doute la critique historique a-t-elle fait de grands progrès ; mais son rôle se borne en général à discuter des faits et à établir leur probabilité ; elle ne s’inquiète pas de leur qualité. Elle les