Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 10, 1938.djvu/26

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reçoit et les exprime à son tour en termes traditionnels, qui impliquent eux-mêmes toute une formation historique de concepts, par quoi s’introduit dans l’histoire le désordre initial qui résulte d’une infinité de points de vue ou d’observateurs. Tout chapitre d’histoire contient un nombre quelconque de données subjectives et de constantes arbitraires. Il en résulte que le problème de l’historien demeure indéterminé dès qu’il ne se borne plus à établir ou à contester l’existence d’un fait qui eût pu tomber sous les sens de quelque témoin. La notion d’événement, qui est fondamentale, ne semble pas avoir été reprise et repensée comme il conviendrait, et c’est ce qui explique que des relations de première importance n’ont jamais été signalées, ou n’ont pas été mises en valeur, comme je le montrerai tout à l’heure. Tandis que dans les sciences de la nature, les recherches multipliées depuis trois siècles nous ont refait une manière de voir, et substitué à la vision et à la classification naïve de leurs objets, des systèmes de notions spécialement élaborées, nous en sommes demeurés dans l’ordre historico-politique à l’état de considération passive et d’observation désordonnée. Le même individu qui peut penser physique ou biologie avec des instruments de pensée comparables à des instruments de précision, pense politique au moyen de termes impurs, de notions variables, de métaphores illusoires. L’image du monde telle qu’elle se forme et agit dans les têtes politiques des divers genres et des différents degrés est fort loin d’être une représentation satisfaisante et méthodique du moment.

Désespérant de l’histoire, je me mis à songer à l’étrange condition où nous sommes presque tous, simples particuliers de bonne foi et de bonne volonté, qui nous trouvons engagés dès la naissance dans un