Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 10, 1938.djvu/31

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La reconnaissance totale du champ de la vie humaine étant accomplie, il arrive qu’à cette période de prospection succède une période de relation. Les parties d’un monde fini et connu se relient nécessairement entre elles de plus en plus.

Or, toute politique jusqu’ici spéculait sur l’isolement des événements. L’histoire était faite d’événements qui se pouvaient localiser. Chaque perturbation produite en un point du globe se développait comme dans un milieu illimité ; ses effets étaient nuls à distance suffisamment grande ; tout se passait à Tokio comme si Berlin fût à l’infini. Il était donc possible, il était même raisonnable de prévoir, de calculer et d’entreprendre. Il y avait place dans le monde pour une ou plusieurs grandes politiques bien dessinées et bien suivies.

Ce temps touche à sa fin. Toute action désormais fait retentir une quantité d’intérêts imprévus de toutes parts, elle engendre un train d’événements immédiats, un désordre de résonances dans une enceinte fermée. Les effets des effets, qui étaient autrefois insensibles ou négligeables relativement à la durée d’une vie humaine, et à l’aire d’action d’un pouvoir humain, se font sentir presque instantanément à toute distance, reviennent aussitôt vers leurs causes, ne s’amortissent que dans l’imprévu. L’attente du calculateur est toujours trompée, et l’est en quelques mois ou en peu d’années.

En quelques semaines, des circonstances très éloignées changent l’ami en ennemi, l’ennemi en allié, la victoire en défaite. Aucun raisonnement économique n’est possible. Les plus experts se trompent ; le paradoxe règne.

Il n’est de prudence, de sagesse ni de génie que cette complexité ne mette rapidement en défaut, car il n’est plus de durée, de continuité ni de causalité reconnaissable dans cet univers de relations et de contacts multipliés. Prudence, sagesse, génie ne sont jamais identifiés que par