Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 10, 1938.djvu/87

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voit des peuples embarrassés d’être remis à eux-mêmes et se refaire des maîtres au plus tôt. Il arrive même que ces peuples soient parmi les plus cultivés et les plus intelligents de leur temps.

Une autre remarque : il faut distinguer, en matière de liberté, la notion et la sensation. Sous une autorité même despotique, le relâchement des institutions et de l’administration peut permettre plus de jeu à l’individu, et même plus d’action dans les affaires publiques, qu’il n’en trouverait dans un état libre et rigoureusement tel. Il se sent ici d’autant plus libre que les apparences sont moins libérales.

On appelle pays libre un pays dans lequel les contraintes de la Loi sont prétendues le fait du plus grand nombre.

La rigueur de ces contraintes ne figure pas dans cette définition. Si dures soient-elles, pourvu qu’elles émanent du plus grand nombre, ou qu’il croit qu’elles émanent de lui, il suffit : ce pays est un pays libre.

Il est remarquable que cette liberté politique ait procédé du désir de constituer la liberté de l’individu en un droit naturel, attaché à tout homme venant en ce monde.

On a voulu soustraire celui-ci aux caprices de quelqu’un ou de quelques-uns, et il n’y avait d’autre solution que de le soumettre aux caprices du nombre.

Mais, ceci étant inavouable, car ni le caprice, ni la sagesse d’une majorité ne le sont, la pudeur quelquefois a donné au sentiment confus de ce grand nombre la belle figure de la Raison.