Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 11, 1939.djvu/112

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Remarquez aussi que j’ai choisi, dans mon exemple de la dynamo, des esprits de première grandeur, qui se trouvent réduits à l’impuissance, à l’impossibilité radicale de s’expliquer un appareil dont la conduite et l’usage sont familiers aujourd’hui à tant d’hommes et qui, d’ailleurs, sont devenus indispensables à la vie sociale.

En somme, nous avons le privilège — ou le malheur — très intéressant d’assister à une transformation profonde, rapide, irrésistible de toutes les conditions de l’action humaine.

Ne croyez pas du tout que les hommes venus avant nous aient pu être les témoins de variations si sensibles et si extraordinaires dans le cours de leur vie. Un de mes amis, il y a quelque quarante ans, se moquait un jour, devant moi, de l’expression bien connue : « époque de transition », et il me disait que c’était là un cliché absurde. « Toute époque est transition », disait-il. Je pris alors un morceau de sucre, (car ceci se passait après le dîner), je le lui montrai, le mis dans ma tasse de café, et je lui dis :

— Pensez-vous que ce morceau de sucre qui, depuis un temps assez long, se trouvait dans le sucrier, assez tranquille en somme, n’est pas en train d’éprouver des sensations d’une espèce toute nouvelle ? N’est-il pas, à présent, dans une époque qu’il peut appeler de transition ? Pensez-vous qu’une femme qui attend un bébé ne se sente pas dans un état assez différent de celui dans lequel elle était auparavant et qu’elle ne puisse pas nommer cette période de sa vie une période de transition ? Je l’espère pour elle et pour le bébé.

Et je dis, à présent :

— Pensez-vous qu’un homme qui aurait vécu les années entre 1872, par exemple, et 1890, et qui aurait vécu ensuite les