Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 11, 1939.djvu/137

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alors qu’une simple réponse automatique. C’est pourquoi il faut difficilement se croire soi-même sur parole. Je veux dire que la parole qui nous vient à l’esprit, généralement n’est pas de nous.

Mais d’où vient-elle ? C’est ici que se manifeste le second genre de leçons dont je vous parlais. Ce sont celles qui ne nous sont pas données par notre expérience personnelle directe, mais que nous tenons de nos lectures ou de la bouche d’autrui.

Vous savez, mais vous ne l’avez peut-être pas assez médité, à quel point l’ère moderne est parlante. Nos villes sont couvertes de gigantesques écritures. La nuit même est peuplée de mots de feu. Dès le matin, des feuilles imprimées innombrables sont aux mains des passants, des voyageurs dans les trains, et des paresseux dans leurs lits. Il suffit de tourner un bouton dans sa chambre pour entendre les voix du monde, et parfois la voix de nos maîtres. Quant aux livres, on n’en a jamais tant publié. On n’a jamais tant lu, ou plutôt tant parcouru !

Que peut-il résulter de cette grande débauche ?

Les mêmes effets que je vous décrivais tout à l’heure ; mais, cette fois, c’est notre sensibilité verbale qui est brutalisée, émoussée, dégradée… Le langage s’use en nous.

L’épithète est dépréciée. L’inflation de la publicité a fait tomber à rien la puissance des adjectifs les plus forts. La louange et même l’injure sont dans la détresse ; on doit se fatiguer l’esprit à chercher de quoi glorifier ou insulter les gens !

D’ailleurs, la quantité des publications, leur fréquence diurne, le flux des choses qui s’impriment ou se diffusent, emportent du