Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 11, 1939.djvu/25

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cherché, raffiné, nerveux, peut-être à l’excès. Huysmans n’en a pas moins acquis une influence singulière sur un triple public par trois œuvres principales dont la saveur et la puissance demeurent à peu près identiques. Ces livres : A Rebours, Là-bas et En Route ont produit, chacun sur une catégorie particulière de lecteurs, une profonde impression. A Rebours a été une révélation pour les jeunes gens de mon époque. Vous en connaissez la curieuse donnée : le dernier rejeton d’une antique famille s’enferme dans une demeure qu’il s’est fait construire aux environs de Paris, et là se livre à l’extrême culture de ses sensations. Il s’enivre de parfums qu’il a curieusement choisis et classés ; il se compose des symphonies de liqueurs. Ou bien, ce sont des objets singuliers, des fleurs rarissimes qu’il assemble, dont il s’éprend et se déprend. Mais, par ce même livre, Huysmans a fait connaître à un grand nombre de jeunes gens d’il y a quarante ans les écrivains encore secrets, les peintres ignorés, les artistes les moins connus du public. C’est dans ce livre que j’ai appris le nom de Verlaine, celui de Mallarmé, celui d’Odilon Redon et de quelques autres, alors presque inconnus.

Huysmans était sous-chef de bureau à la Sûreté Générale, au Ministère de l’intérieur. J’avais grande envie de le voir et j’osai lui demander un rendez-vous. Il m’écrivit : « Venez rue des Saussaies, à la Sûreté Générale. Là, dans un lieu abject, mais solitaire, nous pourrons causer. » Je ne manquai point de me rendre en ce lieu redoutable. Rue des Saussaies, le garçon de bureau me conduisit dans un petit cabinet orné de cartons. Là, régnait Huysmans. Comme je regardais autour de moi, cherchant une contenance, j’aperçus d’étranges écriteaux sur les cartons verts du sous-chef. Sur l’un de ces cartons, le mot « tapeurs »