Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 11, 1939.djvu/82

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de donner puissance du vrai à des récits, portraits, scènes et autres représentations de la vie réelle. Cette différence a même des marques physiques qui s’observent aisément. Considérez les attitudes comparées du lecteur de romans et du lecteur de poèmes. Il peut être le même homme, mais qui diffère excessivement de soi-même quand il lit l’un ou l’autre ouvrage. Voyez le lecteur de roman quand il se plonge dans la vie imaginaire que lui intime sa lecture. Son corps n’existe plus. Il soutient son front de ses deux mains. Il est, il se meut, il agit et pâtit dans l’esprit seul. Il est absorbé par ce qu’il dévore ; il ne peut se retenir, car je ne sais quel démon le presse d’avancer. Il veut la suite, et la fin, il est en proie à une sorte d’aliénation : il prend parti, il triomphe, il s’attriste, il n’est plus lui-même, il n’est plus qu’un cerveau séparé de ses forces extérieures, c’est-à-dire livré à ses images, traversant une sorte de crise de crédulité.

Tout autre est le lecteur de poèmes.

Si la poésie agit véritablement sur quelqu’un, ce n’est point en le divisant dans sa nature, en lui communiquant les illusions d’une vie feinte et purement mentale. Elle ne lui impose pas une fausse réalité qui exige la docilité de l’âme, et donc l’abstention du corps. La poésie doit s’étendre à tout l’être ; elle excite son organisation musculaire par les rythmes, délivre ou déchaîne ses facultés verbales dont elle exalte le jeu total, elle l’ordonne en profondeur, car elle vise à provoquer ou à reproduire l’unité et l’harmonie de la personne vivante, unité extraordinaire, qui se manifeste quand l’homme est possédé par un sentiment intense qui ne laisse aucune de ses puissances à l’écart.

En somme, entre l’action du poème et celle du récit ordinaire, la différence est d’ordre physiologique. Le poème se déploie