Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 11, 1939.djvu/92

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Tel est le bourgeois ; mais, vous le voyez, il n’est pas du tout l’homme qu’on nous disait, l’homme sans yeux et sans oreilles. Il n’est que l’homme que ne tourmente point ce qui n’existe que dans l’oubli de ce qui existe, que ne harcèle point un désir assez fou de vivre comme si le luxe de l’esprit était une nécessité de la vie même.

En vous disant cela, je pense à ma jeunesse. J’ai vécu dans un milieu de jeunes gens pour lesquels l’art et la poésie étaient une sorte de nourriture essentielle dont il fût impossible de se passer ; et même quelque chose de plus : un aliment surnaturel. A cette époque, nous avons eu, — quelques-uns, qui vivent encore, s’en souviennent, — la sensation immédiate qu’il s’en fallait de fort peu qu’une sorte de culte, de religion d’espèce nouvelle, naquît et donnât forme à tel état d’esprit, quasi mystique, qui régnait alors et qui nous était inspiré ou communiqué par notre sentiment très intense de la valeur universelle des émotions de l’Art.

Quand on se reporte à la jeunesse de l’époque, à ce temps plus chargé d’esprit que le présent et à la manière dont nous avons abordé la vie et la connaissance de la vie, on observe que toutes les conditions d’une formation, d’une création presque religieuse, étaient alors absolument réunies. En effet, à ce moment-là, régnait une sorte de désenchantement des théories philosophiques, un dédain des promesses de la science, qui avaient été fort mal interprétées par nos prédécesseurs et aînés, qui étaient les écrivains réalistes et naturalistes. Les religions avaient