Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 2, 1931.djvu/92

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corps morts et mouvants qui le transportent. Le rapide a une idée fixe qui est la Ville. On est le captif de son idéal, le jouet de sa fureur monotone. Il faut subir des millions de coups frappés à la cantonnade, et ces rythmes et ces ruptures de rythmes, ces battements et gémissements mécaniques, — tout le tapage forcené de je ne sais quelle fabrique de vitesse. On est ivre de fantômes qui tournent, de visions versées au néant, de lumières arrachées. Le métal que forge la marche dans l’ombre fait rêver que le Temps personnel et brutal attaque et désagrège la dure et profonde distance. Surexcité, accablé de sévices, le cerveau, de soi-même, et sans qu’il le sache, engendre nécessairement toute une littérature moderne…

Parfois la sensation se fait stationnaire. L’ensemble des cahots ne mène à rien. Le total du déplacement se compose d’une infinité de redites ; chaque instant vient convaincre l’autre que l’on n’arrivera jamais…

Peut-être l’éternité et l’enfer sont-ils les naïves expressions de quelque voyage inévitable ?

À force, toutefois, de tant d’agitation de nos os et de nos idées dans les ténèbres, le soleil et Paris sortent enfin du jeu.