Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 4, 1934.djvu/69

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

répète en nous n’appartient jamais à l’esprit même. L’esprit tend à ne se répéter jamais ; il répugne à la redite, quoiqu’il lui arrive de se redire par accident. Mais, au contraire, il tend toujours à trouver la loi d’une suite, à passer à la limite (comme disent les mathématiciens), c’est-à-dire à dominer, à surmonter, à épuiser en quelque sorte la répétition prévue. Il tend à réduire à une formule l’infinité dont il identifie les éléments. La science mathématique n’est, au fond, pour une grande part, qu’une science de la répétition pure. Elle résume la répétition dont elle a saisi le mécanisme.

Ainsi l’esprit semble abhorrer et fuir le procédé même de la vie organique profonde, qui exige, au contraire, la répétition des actes élémentaires desquels dépendent les échanges vitaux. Nous reposons sur le retour de quelques actes réflexes… Mais, en revanche, la connaissance comporte une volonté contraire à la particularité, à la singularité des instants. Elle tend à absorber le cas particulier dans la loi générale, la redite dans la formule, les différences dans les moyennes et dans les grands nombres. L’esprit, par là, s’oppose donc bien à l’allure de la machine à vivre.

Vivre, remarquez-le, en dépit de l’opinion assez répandue, en dépit de l’impression que nous donnent de la vie les journaux, les théâtres et les romans, vivre est une pratique essentiellement monotone. C’est à tort que l’on dit d’un spectacle ou d’un livre qu’il est vivant quand il est assez désordonné, qu’il présente de l’imprévu, de la spontanéité, des éclats, des effets qui émeuvent… Ce ne sont là que des caractères superficiels, des fluctuations de la sensibilité ; mais le support de ces apparences, la substance de ces accidents est un système de périodes ou de cycles de transformations qui s’accomplissent hors de notre conscience et généralement à l’ombre de notre sensibilité.