Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 4, 1934.djvu/78

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tout cela s’appuie entièrement sur je ne sais quelle propriété cardinale de nos esprits.

Or, le caractère essentiel de cette mythique indispensable est le suivant : elle permet l’inégalité dans les échanges, échange de paroles ou d’écritures contre des marchandises ; échange du tiens contre le tu l’auras ; échange du présent et du certain contre le futur et l’incertain ; échange, plus remarquable encore, de la confiance contre l’obéissance, de l’enthousiasme contre le renoncement et le sacrifice, du sentiment contre l’action.

En somme, échange du présent, du sensible, du pondérable, du réel, contre les avantages imaginés. Mais le progrès du sens positif, progrès qui est imposé, comme vous le savez, par l’organisation de plus en plus serrée d’un monde où les grandeurs mesurables dominent de plus en plus, où les choses vagues font de plus en plus sentir leur vague, ce progrès-là entame les antiques fondements de l’univers social.

Il faut avouer que les plus grands esprits ont précipité cette ruine (Voltaire, par exemple). Même dans les sciences, la tâche de la critique a été singulièrement pressante et féconde. Les plus grands esprits sont toujours des esprits sceptiques. Ils croient cependant à quelque chose, ils croient à tout ce qui peut les rendre plus grands. C’est le cas, par exemple, de Napoléon, qui croyait à son étoile, c’est-à-dire à soi-même. Or, ne pas croire aux croyances communes, c’est évidemment croire à soi, et souvent à soi seul…

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Mais, pour préciser cet aperçu de la vie fiduciaire du monde et de sa structure fondée sur la croyance dans l’homme et dans