Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 4, 1934.djvu/83

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J’observe d’abord très facilement qu’il y a chez nous une diminution, une sorte d’obnubilation générale de la sensibilité. Nous autres modernes, nous sommes fort peu sensibles. L’homme moderne a les sens obtus, il supporte le bruit que vous savez, il supporte les odeurs nauséabondes, les éclairages violents et follement intenses ou contrastés ; il est soumis à une trépidation perpétuelle ; il a besoin d’excitants brutaux, de sons stridents, de boissons infernales, d’émotions brèves et bestiales.

Il supporte l’incohérence, il vit dans le désordre mental. D’autre part, ce travail de l’esprit auquel nous devons tout nous est parfois devenu trop facile. Le travail mental coordonné est muni aujourd’hui de moyens très puissants qui le rendent plus aisé, parfois au point de le supprimer. On a créé des symboles, il existe des machines qui dispensent de l’attention, qui dispensent du travail patient et difficile de l’esprit ; plus nous irons, plus les méthodes de symbolisation et de graphie rapide se multiplieront. Elles tendent à supprimer l’effort de raisonner.

Enfin, les conditions de la vie moderne tendent inévitablement, implacablement à égaliser les individus, à égaliser les caractères ; et c’est malheureusement et nécessairement sur le type le plus bas que la moyenne tend à se réduire. La mauvaise monnaie chasse la bonne.

Autre danger : je remarque que la crédulité et la naïveté sont en voie de développement inquiétant. J’observe depuis quelques années un nombre nouveau de superstitions qui n’existaient pas il y a vingt ans en France et qui s’introduisent peu à peu, même dans les salons. On voit des personnes fort distinguées frapper le bois des fauteuils et pratiquer des actes conjuratoires et fiduciaires. D’ailleurs, un des traits les plus frappants du monde actuel