Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 4, 1934.djvu/91

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repères de ce changement de la puissance mentale ? Et qui, s’ils existaient, les pourrait légitimement consulter ?

Cette étrange question n’est pas toujours sans suggérer quelques idées. Voici, par exemple, une sorte de problème que je propose comme il me vient. Il ne s’agit pas de le résoudre.

Rechercher dans quel sens la vie moderne, l’outillage obligatoire de cette vie, les habitudes qu’elle nous inflige, peuvent modifier, d’une part, la physiologie de notre esprit, nos perceptions de toute espèce, et surtout ce que nous faisons ou ce qui se fait en nous de nos perceptions ; d’autre part, la place et le rôle de l’esprit même dans la condition actuelle de l’espèce humaine.

On examinerait, entre autres objets, le développement de tous les moyens qui déchargent de plus en plus l’esprit de ses efforts les plus pénibles : les modes de fixation qui soulagent la mémoire, les merveilleuses machines qui économisent le travail calculateur de la tête, les symboles et les méthodes qui permettent de faire entrer toute une science dans quelques signes, les facilités admirables que l’on s’est créées de faire voir ce qu’il fallait jadis faire comprendre, l’enregistrement direct et la restitution à volonté des images, de leurs suites, des lois mêmes de leurs substitutions, que sais-je ! — On se demanderait si tant de secours, tant de puissants auxiliaires ne viennent pas réduire peu à peu la force de notre attention et la capacité de travail mental continu ou de durée ordonnée, dans l’humanité moyenne.

Observez déjà nos arts. On se plaint de n’avoir point de style, on se console en se disant que nos descendants nous en trouveront bien quelqu’un…

Mais comment se ferait un style, c’est-à-dire comment serait possible l’acquisition d’un type stable, d’une formule générale