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REMERCIEMENT

le grand homme, déjà, comme sa chair, s’altère assez brusquement l’idée qu’il donnait de soi-même. Les forces de la présence vivante manquent aussitôt. La mort laisse le mort sans défense contre ce qu’il parut être. Les craintes révérentielles s’évanouissent. Les langues se délient. Les souvenirs (et vous pensez bien que ce ne sont pas toujours les souvenirs les plus dignes) sortent des mémoires malicieuses ; ils fourmillent, ils dévorent ce qu’ils peuvent atteindre de la valeur, des mérites, du caractère de l’absent. Il se fait une sorte d’abus de la vérité dont il n’est rien de plus trompeur que les parcelles. Chaque fragment du vrai ensemence l’esprit et l’excite à produire un personnage faux. Ne pouvant être intacte ni entière dans la tête des hommes, la vérité n’est jamais si pure ni si détachée des rancunes ou de l’amusement de ceux qui nous disent la posséder, qu’elle ne soit presque toujours d’une pieuse infidélité ou d’une fidélité calomnieuse.

Il n’est pas sans exemple qu’un illustre défunt soit livré à une nuée de dangereux amis et de démons anecdotiers qui nous instruisent de ce qu’il a fait de périssable. C’est en quoi les malheureux grands hommes, leur gloire, Messieurs, les fait deux fois mortels : une fois ils le sont comme tous les hommes, et une autre fois comme grands. On dirait que ce qui importe à quelques-uns, c’est qu’un homme ait été moindre qu’on ne pensait. Mais considérons, au contraire, que ce qui importe à tous, c’est seulement ce qui augmente notre sentiment de la dignité des esprits et des lettres. Ne savons-nous pas qu’un homme est un homme et que si tout fût exactement mis à nu, personne n’oserait regarder personne, et par l’équivalence évidente des faiblesses, tout le monde en silence se contenterait tristement des siennes ?

Laissons donc, Messieurs, laissons s’apaiser peu à peu cette