Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 5, 1935.djvu/67

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velle frontière, une concurrence de forces symétriques se déclare. Le préambule de toute histoire de la Grande Guerre est nécessairement l’histoire de cette guerre singulière des prévisions et des craintes : guerre des armements, des doctrines, des plans d’opérations ; guerre des espionnages, des alliances, des ententes ; guerre des budgets, des voies ferrées, des industries ; guerre constante et sourde. Des deux côtés de la frontière, cependant que les créations de la culture, les arts, les sciences, les lettres composaient la brillante apparence d’une civilisation toujours plus ornée et plus éloignée de la violence, — des hommes profondément dévoués à leur devoir sévère, qui connaissent la fragilité des supports du splendide édifice de la paix, la charge énorme des antagonismes et des antipathies, — les hommes qui doivent, au jour critique, se trouver brusquement investis de pouvoirs et de responsabilités immenses, se préparent à ce jour solennel qui peut-être ne luira jamais. Ils travaillent parallèlement et jalousement. Les états-majors calculent, croisent leurs desseins opposés qu’ils devinent ou pénètrent. Ils forment toutes les hypothèses ; répondent à toute amélioration du système rival, chacun cherchant à organiser à son profit l’inégalité décisive. Des deux côtés de la frontière, encore imperceptibles et bien éloignés de l’éclat et de l’importance capitale que les événements leur donneront, les Kluck, les Falkenhayn, les Hindenburg, les Ludendorf, là-bas ; ici, les Joffre, les Castelnau, les Fayolle, les Foch, les Pétain, chacun selon sa nature, sa race, son arme ou son emploi, vivent dans l’avenir et se tiennent aux ordres du destin.

Jamais, dans aucun temps, rien de comparable à cette longue guerre, absente et présente, ardente et imaginaire, sorte de corps à corps technique et intellectuel, avec ses surprises et ses ripostes