Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 5, 1935.djvu/75

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La guerre ne peut plus être le drame précipité et convergent qu’elle fut une fois et que l’on pensait qu’elle serait encore. Il va falloir épuiser l’adversaire en détail, division par division ; et viser dans la profondeur des nations, derrière les lignes, le dernier homme, le dernier sou, le dernier atome d’énergie. La guerre n’est plus une action ; elle est un état, une manière de régime terrible ; et elle est domiciliée, mais, hélas, elle l’est chez nous !


Nul moment, nul incident de cette formidable et neuve expérience, Monsieur, qui n’excite vos réflexions et ne vous enseigne quelque vérité. Chaque affaire où vous paraissez vous grandit : en Artois, vous commandez un corps ; en Champagne, une armée. Mais chacune de ces épreuves vous convainc un peu plus de l’illusion de ceux qui pensent encore qu’une percée des fronts et une bataille en terrain libre achèveront la guerre ; illusion qui ne cesse de hanter les esprits uniquement formés par l’histoire, et plus attachés à de beaux modèles que prompts à discerner dans le présent ce que le présent repousse et ce qu’il exige.

Mais il faut avouer que le problème pour les deux partis était identique et identiquement insoluble, les situations affreusement stationnaires. Tandis que les moyens deviennent de plus en plus puissants, l’impuissance ne fait que croître. La déception devient la règle. Offensives et défensives se succèdent pour chaque camp, comme selon un roulement régulier ; c’est un échange alternatif des rôles. La guerre de décembre 1914 à juillet 1918 se résume en tâtonnements sanglants, dans une confusion de nouveautés et de traditions, au milieu de conditions jusque-là inconnues, qui déconcertaient les plus habiles. Napoléon fût sorti de sa tombe qu’il n’eût pas tiré meilleur parti des circonstances.