Page:Valéry - Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, 1895, La Nouvelle revue.djvu/27

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moindre résistance de compréhension ! Faraday n’était pas mathématicien, mais il ne différait des mathématiciens que par l’expression de sa pensée, par l’absence des symboles de l’analyse. « Faraday voyait, par les yeux de son esprit, des lignes de force traversant tout l’espace où les mathématiciens voyaient des centres de force s’attirant à distance ; Faraday voyait un milieu où ils ne voyaient rien que la distance[1]. » Une nouvelle période s’ouvrit pour la science physique à la suite de Faraday, et quand son disciple J. Clerk Maxwell eut traduit dans le langage mathématique les idées de son maître, les imaginations scientifiques s’emplirent de telles visions dominantes. L’étude du milieu qu’il avait formé, siège des actions électriques et lieu des relations intermoléculaires, demeure la principale occupation de la physique moderne. La précision de plus en plus grande demandée à la figuration des modes de l’énergie, la continuité (dans l’espèce, une théorie cinétique) introduite par les représentations ont fait apparaître des constructions hypothétiques d’un intérêt logique et psychologique sans précédent. Je ne puis passer sous silence le nom de lord Kelvin. (J’espère que le lecteur ne verra pas une digression dans ce qui est commandé par le but et le sujet, et qui se lie aussi strictement à Léonard que La Joconde aux écluses et aux machines.) Chez ce savant, le besoin d’exprimer les plus subtiles actions naturelles par une liaison mentale, poussée jusqu’à pouvoir se réaliser matériellement, est si vif que toute explication lui paraît devoir aboutir à un modèle mécanique ; et il a acquis, à côté d’un vaste savoir théorique, une ingéniosité expérimentale en quelque sorte légendaire. Un tel esprit substitue à l’atome inerte, ponctuel, grossier et démodé de Boscovitch et des physiciens du commencement de ce siècle, un mécanisme déjà très complexe, pris dans la trame de l’éther, qui devient lui-même une construction assez perfectionnée pour satisfaire aux très diverses conditions qu’elle doit remplir. Cet esprit ne fait aucun effort pour passer de l’architecture cristalline à celle de pierre ou de fer ; il retrouve dans nos viaducs, dans les symétries des trabes et des entretoises, les symétries de résistance que les gypses et les quartz offrent à la compression, au clivage, — ou, différemment, à la trajectoire lumineuse.

  1. Clerk Maxwell, préface au Traité d’électricité et de magnétisme, trad. Seligmann-Lui.