Page:Valéry - L’Idée fixe.djvu/26

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— Tout à fait d’accord. Des choses qui ne ressemblent à rien… J’entrevois ici la vie des viscères…

— Halte. Défense d’entrer. Danger de mort… Restons à la surface… A propos de surface, est-il exact que vous ayez dit ou écrit ceci : Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau ?

— C’est vrai.

— Qu’entendiez-vous par là ?

— C’est simplicissime… Un jour, agacé que j’étais par ces mots de profond et de profondeur

— Que nous venons d’employer à notre aise… Écoutez : je constate que vous manifestez une sensibilité exagérée à l’endroit des mots. Vous vous cabrez à chaque instant. Ce sont des expédients, que diable !… La vie n’a pas le temps d’attendre la rigueur. On se débrouille. Napoléon disait qu’à la guerre, on s’engage de partout, et puis l’on voit…

— Oh ! sur la guerre, il en a dit de toutes les couleurs… D’ailleurs, tous ceux qui ont pratiqué quelque chose, quand ils veulent exprimer ou transmettre leur expérience… Règle générale, ils émettent les préceptes les plus contradictoires… Vous en trouverez jusque dans l’Évangile…

— J’avoue qu’en médecine même…

— Même dans Hippocrate… Essayez de combiner : Principiis obsta, avec : Quieta non movere

— On fait ce qu’on peut. Mais j’en reviens à vous. Vous butez à chaque mot… On ne peut pas parler tranquillement avec vous. On verse à chaque instant. Vous arrivez à ne plus pouvoir causer avec vous-même. Comment diable pouvez-vous parvenir à former la moindre pensée, dans ces conditions ? — Je me le demande !

— Mon cher docteur, j’aime mieux n’arriver à rien consciemment, que de n’arriver à rien… sans m’en douter… Donc, j’étais agacé. Profond et profondeur m’exaspéraient.

— Je parie que vous aviez lu quelque article sur Pascal.

— Je ne tiens pas ce pari. Pas plus que celui de Pascal…

— Et alors ?