Page:Valéry - L’Idée fixe.djvu/8

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créaient à mon insu des formes et des actes ; et je les retrouvait crispées et meurtrières. Et j’étais à chaque instant où je n’étais point ; et je voyais, à la place de toute chose, tout ce qu’il fallait pour gémir.

Quoi de plus inventif qu’une idée incarnée et envenimée dont l’aiguillon pousse la vie contre la vie hors de la vie ? Elle retouche et ranime sans cesse toutes les scènes et les fables inépuisables de l’espoir et du désespoir, avec une précision toujours croissante, et qui passe de loin la précision finie de toute réalité.

Je marchais, je marchais ; et je sentais bien que cet emportement par l’âme exaspérée n’inquiétait pas l’atroce insecte qui entretenait dans la chair de mon esprit une brûlure indivisible de mon existence. L’ardente pointe abolissait toute valeur de chose visible. Le soleil ni le sol éclatant ne m’éblouissaient. Les objets contrariaient, irritaient mes soucis ; et je percevais les passants un peu moins que leurs ombres sur la route. Je ne pouvais fixer que la terre ou le ciel.

Cette route allait à la mer. La lanterne d’un phare étincelait au-dessus des feuillages. Une immense et pure paroi, de la plus tendre couleur, m’apparut nue et tendue à la hauteur de mes yeux, au delà des masses souples et dorées de beaux arbres que berçait la brise de terre ; et quelqu’un dans mon cœur me traita de fou et de sot.

Je ressentit aussitôt le pouvoir, et la vanité du pouvoir, qui m’empêchait de jouir de cette magnificence du calme, et de participer au moment même. Je m’arrêtai un peu ; et comme… entre les apparences et les phantasmes,— entre le vrai et le vivant.

Il me souvint alors qu’il est bon de rompre le cercle des maux imaginaires et le rythme des accès. Une angoisse d’origine idéale, et que des conjonctures très nombreuses avaient créée, se devait traiter par le recourt à quelque instinct puissant et simple.