Page:Vallès - Le Bachelier.djvu/357

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Voir le pays !…

Toute la soirée, je me suis promené seul sous les arbres du Luxembourg en y songeant. Je n’ai pas mis les pieds à la brasserie, de peur d’enfumer mon émotion.


Me voilà en route ! La locomotive est déjà à 150 lieues de Paris !…

La vue des villages qui fuient devant moi ressuscite tout mon passé d’enfant !

Maisonnettes ceinturées de lierre et coiffées de tuiles rouges ; basses-cours où traînent des troncs d’arbres et des socs de charrues rouillés ; jardinets plantés de soleils à grosse panse d’or et à nombril noir ; seuils branlants, fenêtres éborgnées, chemins pleins de purin et de crevasses ; barrières contre lesquelles les bébés appuient leurs nez crottés et leurs fronts bombés, pour regarder le train ; cette simplicité, cette grossièreté, ce silence, me rappellent la campagne où je buvais la liberté et le vent, étant tout petit.

Dans les femmes courbées pour sarcler les champs, je crois reconnaître mes tantes les paysannes ; et je me lève malgré moi quand j’aperçois le miroir d’un étang ou d’un lac ; je me penche, comme si je devais retrouver dans cette glace verte le Vingtras d’autrefois. Je regarde courir l’eau des ruisseaux et je suis le vol noir des corbeaux dans le bleu du ciel.

Dans ce champ d’espace, avec cette profondeur d’horizon et ce lointain vague, l’idée de Paris s’évanouit et meurt.