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LES RÉFRACTAIRES.

Parce qu’ils auront bien dîné un soir, on oubliera qu’ils ont mangé à peine depuis des mois ; on leur jettera au nez, s’ils viennent dire qu’ils ont faim, ce Balthazar à cent sous par tête, cette soirée à vingt sous l’heure.

Et quand même ?

Quand même une fois, d’aventure, ils enverraient la tristesse au diable, demanderaient des radis, feraient sauter un lapin, prendraient du dessert, du café, la consolation, la rincette ; quand ils achèteraient un londrès ou « se paieraient » un fiacre, eux qui avalent à pleins poumons l’air lourd et malsain des rues sombres, l’air étouffant des chambres tristes ! Quand ils consacreraient, les prodigues, 20 sous à un bouquet, 5 fr. à un orchestre pour voir un peu comment sont faits les théâtres sur lesquels ils mettront un jour leurs souvenirs en scène et vos préjugés en péril, faut-il les insulter et calomnier leur joie d’une heure ! Dans le dernier hameau de mon pays, on boit bien du vin quelquefois, on tue un cochon tous les ans, il y a six pouces de boudin pour les pauvres. Le cordonnier fait le lundi, le galérien a des dimanches, le soldat son 15 août. Ils n’auront donc, eux, ni repos, ni oubli, ni lundi, ni boudin ! Comment ! pendant les semaines, ils ont mangé du fromage d’Italie sur du pain de seigle, bu de la boue ; — ils ont le dégoût de leur pâtée, la nostalgie des viandes rôties…

Ah ! comme une goutte de vin pur lui ferait du bien !