Page:Vallès - Les Réfractaires - 1881.djvu/53

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
46
LES IRRÉGULIERS DE PARIS.

ne monta guère jamais pour moi au delà de six ou sept sous.

Si j’étais heureux quand une fois je tenais la somme dans mes mains, heureux au point que je ne croyais plus avoir faim ; quels combats il m’avait fallu livrer avec moi-même pour me déterminer à m’aboucher avec la marchande ! Je tournais et retournais dix fois le long des quais, sur la place Maubert, avant de m’élancer. On avait si souvent rejeté mes guenilles avec tant de dédain et d’ironie ! C’était alors une déception affreuse, comme pour vous quand une maîtresse vous a trompé, et la honte se mêlait à mes souffrances.

J’avais peur, quand le paletot ou la culotte étaient un peu brillants, qu’on me prit pour un recéleur ou un escroc ; toutes ces inquiétudes m’assiégeaient au moment d’aller chez le brocanteur. Mais, la faim poussant, il fallait bien s’y décider. Qu’on me refusât à une porte, je me traînais jusqu’à une autre. Le Sisyphe antique souffrait moins à toujours remonter son rocher, que moi, affamé, à toujours offrir ma guenille !

Un soir (je donnais à cette époque, le matin, dans une pension des grands quartiers, une leçon d’une heure qu’on me payait dix sous), je m’étais tourné et retourné sur ma chaise à la bibliothèque Sainte-Geneviève, dévorant une page de philosophie et n’ayant rien eu sous la dent depuis un temps infini ; il était neuf heures, on ne sortait qu’à dix, je n’avais pas d’espoir, mais je me sentais miné par la fièvre.