Page:Van Lerberghe - Contes hors du temps, sd.djvu/18

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

caractère fantasque, la sensation de l’abîme, du vertige, la répugnance qu’on a à mouvoir ses membres, la légèreté des corps qui tendent vers l’espace. Et il s’amusa à reconstruire comme un jeu de patience les cinq, six images primitives d’où avaient dû naître toutes ces fantasmagories. Un ballet qu’il avait vu récemment au théâtre, les étoiles qu’il avait regardées dans un télescope sur la grand’place, un soir d’automne, une phrase sur le ciel que son confesseur lui avait dite la veille, une exposition de peinture moderne, le scintillement des bougies, les flammes du punch, l’arome que répandait la tarte, de la musique de Wagner jouée par une de ses nièces pendant le souper même, et telles autres ressouvenances. C’était vraiment une merveille que de se reconnaître ainsi rêver ! Il fit plusieurs efforts pour se réveiller, sans y réussir.

C’était toujours son rêve du ciel et les anges obstinés, tenaces, qui passaient près de lui en le regardant avec des yeux doux et tristes. Il demanda qu’on le secouât par l’épaule, qu’on lui soufflât dans le nez, qu’on lui jetât de l’eau froide au visage, mais les anges ne semblaient pas comprendre. Il finit par se pincer jusqu’au sang. Plusieurs tentatives de ce genre avortèrent, toutes aussi misérablement les unes que les autres.

Un de ces délicieux anges, dont il s’obstinait à rêver quand même, s’approcha de lui, tâchant désespérément de lui donner le vertige de ses yeux, de le faire choir dans ses ailes ; il se cramponna à l’arbre, et comme l’ange redoublait ses assauts importuns, il cassa une branche et l’écarta, en frappant dessus comme sur un oiseau.

Il eut une trêve et essaya de se rendormir, persuadé maintenant que de tels cauchemars étaient malsains, fatals à la digestion et qu’ils troublaient l’équilibre. Mieux valait dormir sans rêver. Peut-être même rêvait-il à haute voix, l’écoutait-on, était-il un objet d’hilarité grotesque, et quoiqu’il fût bon enfant et ne dédaignât pas la plaisanterie, cette idée dans l’état de surexcitation où se trouvait son âme, l’agaça outre mesure. Il ferma les yeux tâchant par tous les moyens de dormir sans rêver. La besogne n’était pas facile. Le rêve du ciel survivait à tout, quoique, il est vrai, plus obscurément. Maintenant il le poursuivait, le traquait dans tous les recoins de son cerveau. Il s’ingénia à penser dans le vide, à ne pas penser surtout qu’il ne pensait pas, finit par employer des moyens mécaniques tels que de petits cercles qu’il traçait dans l’ombre de son âme, comme des nombrils, et fixait de ses yeux intérieurs pour les hypnotiser ; des moulins qu’il faisait tourner et dont il suivait le vol multicolore, en louchant, avec application ; des opérations algébriques laborieuses dont il parachevait le résultat ; le