Page:Van Lerberghe - Contes hors du temps, sd.djvu/78

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Que parlez-vous de Porqueville ? répondit la vieille. Il y a mille ans qu’elle n’existe plus. D’où sortez-vous, vous deux ?

Tenant toujours son oie sous le bras, elle se mit à dévisager curieusement derrière ses besicles les deux étrangers, l’homme vêtu d’or et l’homme tout nu que le premier appelait son maître et à qui il donnait le titre de prince.

— Ne faites pas l’ahurie, la mère, s’écria Saturne. Nous avons dormi quelques siècles, voilà tout, comme un certain Épiménide de Grèce, et un certain Rip van Winkle, parce que le monde nous dégoûtait. Cela vous surprend-il ? Nous pas ; d’ailleurs rien ne nous étonne. Demandez à Monsieur. Nous nous attendions à quelque changement : par exemple, celui de l’aspect de la ville, aspect jadis déplorable, celui de son nom si roturier et de mauvais goût, et même, puisque tout change sous le soleil, que ce fleuve remontât son cours ; mais ce qui nous surprend c’est qu’il y ait toujours des vieilles et des oies qui se moquent du monde. Nous prendriez-vous par hasard pour des naïfs et auriez-vous, la vieille, la prétention de nous conter comme du neuf l’antique légende de Rip van Winkle, que connaissent tous les enfants ? Ce serait perdre votre temps et votre peine. Le prince n’aime pas à entendre des histoires banales. Dites-nous simplement, sans tant bavarder, si c’est là la ville ; son nom nous importe peu. Nous allons la visiter et voir si les gens d’à présent valent mieux que ceux d’hier.

— Les gens d’à présent ! fit la vieille. Il n’y en a plus, heureusement. Saturne et le prince se regardèrent avec stupéfaction.

— Alors l’humanité serait morte ? demanda le prince.

— Oh ! il y a bien longtemps.

— Et vous alors, la mère ? dit Saturne, incrédule.

Mais la vieille haussa les épaules, sans répondre et l’oie fit de même.

— Pourtant, poursuivit Saturne, il y a toujours la ville, les arbres, les bêtes ?

— Tout est mort, vous dis-je. Il n’y a plus rien de vivant sous le soleil.

— Mais la terre existe et le soleil !

— Oui, la terre seule n’est pas morte, ni le soleil.

— Êtes-vous la Mort en personne ? s’écria Saturne, en se reculant.

— Bien au contraire, je suis la Vie.

— Et la fille là-bas dans le pré, ne vit-elle pas non plus ?

— Bavard ! répondit la vieille. Mais c’est La Bergère et son mouton. Pourquoi ne vivrait-elle plus ? C’est une éternelle enfant. Elle