Page:Van Lerberghe - Contes hors du temps, sd.djvu/79

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vivra toujours, cette belle légende. Mais pourquoi, dites, vous deux, n’êtes-vous pas morts comme les autres ?

— C’est que nous avons mangé des champignons bleus, dit Saturne. Nous en avons mangé des tas, tout un pré, peut-être trop.

— Plus que vous n’auriez voulu, sans doute ? C’est une erreur, dit la vieille. Un champignon bleu eût suffi pour dormir un siècle. Vos mères savaient cela. Vous avez mangé trop de champignons, voilà ! Et maintenant il n’y a plus rien que nous. Vous avez dormi des milliers de siècles ; il y a plus de quarante mille ans que tout est mort, tout, jusqu’au dernier homme, jusqu’au dernier oiseau, jusqu’à la dernière des fleurs ; jusqu’au ciel, jusqu’à Dieu lui-même. Tout est mort, sauf nous.

— Juste ciel ! s’écria Saturne visiblement décontenancé.

— Vous avez mangé trop de pain de sorcières, répéta la vieille, en éclatant de rire, et en même temps son oie se mit à clabauder.

Mais le prince, qui décidément ne s’étonnait de rien, paraissait ravi.

— Que la Mort soit bénie, s’écria-t-il, qui nous a délivrés de la vie ; je l’attendais.

Saturne cependant paraissait incrédule et se grattait la tête :

— Que nous contez-vous là, la vieille ? dit-il. Tout est mort, mais ne vois-je pas la ville, la forêt, le fleuve, ces arbres, et vous, et cette oie ?

Et ce disant, il tira l’oie par la patte et elle se mit à clabauder horriblement.

— Vous voyez, dit-il au prince, cette vieille se moque de nous. Tout existe encore, grâce à Dieu, qui existe encore lui-même.

Mais la vieille, comme une sibylle, mit un doigt sur ses lèvres et dit :

— Je suis LA MÈRE L’OIE.

— Je le sais bien, mordieu, répliqua Saturne, et que voulez-vous que cela nous fasse ?

Mais le prince, souriant en son âme répondit avec sérénité :

— Je comprends enfin ; cette vieille a raison. Tout est mort. Il n’existe plus que ce qui ne peut mourir, ce qui est immortel, les Idées. Tout le reste, qui était périssable, a péri. Platon avait déjà prévu ce temps qui s’est enfin réalisé. Il n’y a plus que des rêves, de beaux rêves. Ce qui était une fantaisie de poète, la légende, est devenu la réalité, l’unique réalité. Le monde d’à présent est le seul véritable, le plus beau des mondes, et le plus logique. C’est lui qui devait être parce que les poètes et les sages l’avaient rêvé, et c’est lui que voilà. Aujourd’hui sans doute tout n’obéit plus qu’à des lois de beauté et de vérité. Les arbres portent des fruits d’or pour le plaisir des yeux des poètes et pour apaiser leur