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Page:Vande Wiele - Misère intellectuelle, 1888.djvu/4

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II


Qu’écrira-t-il, à présent qu’il s’est affranchi, qu’il a le droit et le moyen de satisfaire son caprice de pure esthétique ?

Devant cette question qu’il s’est posée mainte fois depuis une année, il demeure aujourd’hui vaguement perplexe ; il lui paraît que ce livre dont le plan le persécutait jadis comme une hallucination, que ce livre s’écarte de lui, que ses personnages lui deviennent étrangers. Cependant, leur souvenir peuple son sommeil et il lui serait impossible de les remplacer par d’autres ; mais c’est un souvenir indécis, comme atténué, et quand l’auteur se réveille, ce souvenir même s’est évanoui sans laisser de trace : toutes ses nuits s’écoulent dans la fièvre ardente d’une composition dont il éprouve les fatigues et les bonheurs, et aussitôt que ses paupières se sont rouvertes à la clarté de l’aube, les fatigues seules lui restent, sans aucun fruit de son travail. À ce phénomène moral s’ajoute, d’ailleurs, un phénomène physique assez curieux : Jean Dovey ressent, parfois, une petite et lancinante douleur qui lui bat les tempes, puis, qui saute des tempes à l’occiput, et de l’occiput au cervelet ; il souffre alors, pour un temps, d’une espèce de paralysie qui, intéressant tous les organes de l’intelligence, lui enlève la mémoire et jusqu’à la faculté de réfléchir.

Il n’a garde de s’en affecter ; pas plus qu’il ne se préoccupe outre mesure de cet embarras où il se voit de faire l’œuvre qu’il souhaite faire. Avec cette belle foi en soi-même, qui est le meilleur auxiliaire de ceux qui n’ont jamais compté que sur leurs propres forces et, les ayant trouvées constamment fidèles, n’imaginent point qu’elles pourraient venir à leur manquer quelque jour, il se répète :

— Bah ! c’est une lassitude momentanée ; cela passera…, de telles surprises arrivent à tout le monde !

Et sa silhouette qu’il aperçoit, reflétée dans une glace, vis-à-vis de lui, le rassure.

Jean Dovey est beau : ses quarante ans ont passé avec un éclair de jeunesse sur son vaste front qu’une seule ride coupe dans la largeur ; ses cheveux longs et bouclés ont blanchi, mais ils étaient blancs avant sa vingt-cinquième année, et on ne peut pas dire que ce soient là les frimas des hivers tristes et maussades ; c’est plutôt la neige des arbres en fleurs, une neige vaporeuse qui donne à cette tête de poète une