Page:Verhaeren - James Ensor, 1908.djvu/103

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d’Anvers, il s’affuble d’un costume étrange, il se couronne de plumes et de fleurs, il se déguise lui-même comme pour donner plus congrûment audience au peuple entier de ses fantômes. L’œuvre est haute en couleur ; toute la palette ardente et sonore est employée ; la joie s’affiche ; on songe à un triomphe et pourtant que de cris poignants, que de violence et de fureur ces faces impassibles n’expriment-elles pas ? Tel visage morne et blême rappelle une tristesse passée, tel autre une inquiétude présente ; celui-ci, avec ses joues pesantes, avec ses yeux comme pincés en des étaux de graisse, rit d’un malheur qui viendra ; celui-là, bonasse et rougeaud, détaille quelque farce funèbre ou pavane sa santé gonflée et balourde au-devant de la maladie qu’il annonce. Tous les sentiments humains se laissent deviner. Le plaisir, le chagrin, l’audace, la peur, l’espoir, la transe, l’orgueil, le doute, la force, l’abattement, la roublardise, la ruse, l’ironie, la détresse, le dégoût. C’est un formidable bouquet dont les fleurs seraient des bouches, des nez, des fronts, des yeux et qui toutes, ou presque toutes, malgré leur beauté et leur éclat seraient capiteuses et empoisonnées. Chacune a une signification nette et un langage précis quoique muet. Et les masques surgissent de partout : à droite, à gauche, du haut, du bas. Le champ tout entier de la toile en est comme encombré : ils se pressent, se tassent, s’enfièvrent. Il faut qu’ils assiègent le peintre, qu’ils le dominent, le hantent et l’hallucinent, qu’ils se moquent des roses et des plumes que sa tête arbore, qu’ils lui crient leur inanité et la sienne et lui fassent comme la leçon terrible de la mort. Lorsqu’Ensor introduisit en sa peinture