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sagesse et de maîtrise. C’était l’œuvre devant laquelle on s’arrête et l’on revient. Le rouge de la table sonnait en même temps que le vert du légume. Ces deux couleurs complémentaires n’étaient séparées que par une nappe blanche qui atténuait la violence qu’aurait produite leur immédiat voisinage. Chaque objet était peint à sa place, avec une sûreté parfaite. Rien ne violentait l’attention, mais chaque coup de pinceau la retenait. Et l’on songeait que le signataire de cette merveille fut qualifié, jadis, par la critique, d’artiste iconoclaste et sauvage et l’on ne comprenait pas. C’est, du reste, le propre des œuvres vraiment fortes d’étonner à leur apparition par leur soi-disant audace et de s’imposer après quelques années par leur absolue convenance.

Elles déroutent d’abord, elles ameutent et révolutionnent. Mais, le jour qu’elles entrent dans les musées et qu’elles voisinent avec les pages solennelles des maîtres et se trouvent enfin chez elles, en lieu sûr, dans la compagnie qui leur convient, on est surpris, chaque fois, de les voir très simplement continuer et rajeunir l’histoire de la beauté.

C’est dans le Salon bourgeois (1881) autant que dans Musique russe (1880) et plus tard dans la Mangeuse d’huîtres (1882), qu’on peut constater combien l’art de James Ensor tient compte du rôle, dans un tableau, des ombres et des reflets. « La lumière mange les objets » dit-il. Et en effet rien ne déforme le contour et la ligne comme une brusque clarté frappant les surfaces. Dès que vous prétendez rendre ce que l’œil voit et non pas seulement ce que le raisonnement prouve, un meuble (table, piano, armoire, chaise) apparaît en perpétuelle