Page:Verhaeren - James Ensor, 1908.djvu/62

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déformation. Que la lumière s’accentue ou s’affaiblisse, qu’elle change ou se déplace, aussitôt la réalité visuelle se modifie, alors que la réalité palpable demeure. Or c’est la réalité visuelle, c’est la tromperie et l’erreur de l’œil qu’il faut peindre puisque vous vous adressez aux yeux des spectateurs et non pas à leur toucher. Ce jeu sans cesse mouvant des ombres et des reflets, ces influences réciproques des choses interrompant soudain soit la ligne perpendiculaire d’un pied de table, soit les droites parallèles d’un panneau d’armoire, soit les courbes d’un dossier de chaise et dérangeant ainsi tout le décor géométrique d’un appartement, séduit le peintre moderne plus qu’il ne séduisait les peintres anciens. Il ne s’en dissimule point la difficulté et l’affronte, dût son dessin paraître vacillant et incertain, dût sa composition chavirer dans un apparent déséquilibre. Qu’on examine l’Après-dîner à Ostende ou la Musique russe, ou la Mangeuse d’huîtres, l’on se rendra aisément compte de combien de dangers picturaux l’art d’Ensor est sorti vainqueur. Ce n’est, en ces trois toiles, qu’un entremêlement de lueurs et d’ombres, d’objets frappés de clarté soudaine à côté d’autres restés voiles et la lumière qui glisse sur l’acajou, se répand sur les marbres, atteint les lustres, descend sur les tapis et se dissémine partout. Si la clarté provoquait l’écho, on n’entendrait, ici, que des répercussions et des voix qui se répondent.

Je me souviendrai toujours de l’étonnement que je ressentis, il y a quelque vingt-cinq ans, à l’exposition de l’Essor (1882), devant un portrait — c’était celui de son père — qu’Ensor y exposait. La toile était accrochée à la rampe près d’une porte dans un des halls du Palais