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le poteau

bras tendu me parut une bienveillante exhortation de la Destinée à poursuivre mon chemin et à gagner au plus vite le but de mon voyage. Ce que je fis avec empressement et en entonnant un allègre chœur de sortie autrefois entendu dans quelque vaudeville hilare.

— Trois mois après je quittais J…, rebroussant le chemin en question ; cette fois je n’étais plus seul : une histoire d’amour banale et charmante avait eu lieu dans ma vie pendant ces trois mois écoulés au milieu des champs. Je vivais ou plutôt nous vivions heureux dans toutes les conditions de sécurité désirables quand je ne sais quel brutal désir de possession exclusive me détermina à un « enlèvement ».

La prudence nous y engageant, nous partîmes de nuit, à pied, pareils pour la légèreté du bagage à des voleurs sans butin, et gais comme des pinsons. Une petite lanterne sourde d’assez longue portée guidait nos pas. Nous nous tenions par la main, causant. Tout à coup je me sentis par le corps comme une sueur froide, et mon babil cessa, au grand étonnement de mon gentil compagnon. En même temps je me pris à regarder autour de nous. La nuit était affreuse. Le ciel, d’une obscurité plus livide que noire, avait çà et là des points blafards semblables à de vastes taches de moisissure. Quelques étoiles brouillées scintillaient vaguement. Farouche, dans un coin, Saturne luisait rouge. La terre, détrempée