Page:Verne - César Cascabel, 1890.djvu/152

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
142
césar cascabel.

hasardait sur la corde tendue entre deux chevalets et déployait ses grâces de danseuse, tandis que Clou paradait devant un public imaginaire.

Certes, Jean eût préféré ne pas quitter ses livres, s’instruire en causant avec M. Serge, instruire Kayette, qui, grâce à lui, faisait de très rapides progrès dans la langue française ; mais son père exigeait qu’il ne perdît rien de sa remarquable adresse d’équilibriste et, par obéissance, il faisait voltiger ses verres, ses anneaux, ses boules, ses couteaux, ses bâtonnets — en pensant à toute autre chose, le pauvre garçon !

D’ailleurs — ce qui lui avait causé une sérieuse satisfaction — c’est que M. Cascabel avait dû renoncer à faire de Kayette une artiste foraine. Depuis que la jeune fille avait été adoptée par M. Serge, un homme riche, un savant, appartenant au meilleur monde, son avenir était assuré et dans les plus honorables conditions. Oui ! cela lui faisait plaisir, à ce brave Jean, bien que, d’autre part, il éprouvât un réel chagrin en songeant que Kayette les quitterait, une fois arrivés au détroit de Behring. Et on n’aurait pas eu ce regret, si elle eût fait partie de la troupe en qualité de ballerine !

Mais Jean ressentait pour elle une trop vive amitié, pour ne pas se réjouir en songeant qu’elle avait été adoptée par M. Serge. Est-ce que lui-même n’éprouvait pas un ardent désir de changer sa situation ? Obéissant à ses instincts plus relevés, il ne se sentait pas propre à cette existence de saltimbanque. Et, que de fois, sur les places publiques, il avait eu honte des bravos que lui valait sa merveilleuse adresse !

Un soir, se promenant avec M. Serge, il se montra sans réserve à lui avec ses aspirations et ses regrets. Il dit ce qu’il aurait voulu être, ce qu’il se croyait de légitime ambition. Peut-être, à continuer de courir le monde, à s’exhiber dans les fêtes foraines, à poursuivre ce métier de gymnastes et d’acrobates, s’entourer de jongleurs et de clowns, peut-être ses parents arriveraient-ils à une petite aisance, peut-être lui-même finirait-il par acquérir quelque fortune !