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L’ÉTOILE DU SUD.


taient dans une cohue disparate ! Là, la soif de l’or, l’ivrognerie, l’influence d’un climat torride, les désappointements et les déboires, concouraient à enflammer les cerveaux et à troubler les consciences ! Peut-être, si tous ces hommes avaient été heureux dans leurs fouilles, peut-être auraient-ils gardé plus de calme et de patience ! Mais, pour l’un d’eux, auquel arrivait de loin en loin cette chance de trouver une pierre de grande valeur, il y en avait des centaines qui végétaient péniblement, gagnant à peine de quoi suffire à leurs besoins, si même ils ne tombaient pas dans la plus sombre misère ! La mine était comme un tapis vert, sur lequel on risquait non seulement son capital, mais son temps, sa peine, sa santé. Et bien restreint était le nombre des joueurs heureux dont le hasard guidait le pic dans l’exploitation des claims du Vandergaart-Kopje !

C’est ce que Cyprien commençait à voir de jour en jour plus clairement, et il se demandait s’il devait continuer ou non un métier si peu rémunérateur, lorsqu’il fut amené à modifier son genre de travail.

Un matin, il se trouva face à face avec une bande d’une douzaine de Cafres, qui arrivaient au camp pour chercher à s’y occuper.

Ces pauvres gens venaient des lointaines montagnes qui séparent la Cafrerie proprement dite du pays des Bassoutos. Ils avaient fait plus de cent cinquante lieues à pied, le long du fleuve Orange, marchant en file indienne, vivant de ce qu’ils pouvaient trouver sur leur route, c’est-à-dire de racines, de baies, de sauterelles. Ils étaient dans un effrayant état de maigreur, pareils à des squelettes plutôt qu’à des êtres vivants. Avec leurs jambes émaciées, leurs longs torses nus, à la peau parcheminée qui semblait recouvrir une carcasse vide, leurs côtes saillantes, leurs joues caves, ils avaient l’air plus disposés à dévorer un beefsteak de chair humaine qu’à abattre de bonnes journées d’ouvrage. Aussi, personne ne paraissait-il enclin à les embaucher, et ils restaient accroupis au bord du chemin, indécis, mornes, abrutis par la misère.

Cyprien se sentit profondément ému à leur aspect. Il leur fit signe d’attendre, revint jusqu’à l’hôtel où il prenait ses repas, et commanda un énorme chaudron de farine de maïs, délayée dans l’eau bouillante, qu’il fit porter aux pauvres diables, avec quelques boîtes de viande conservée et deux bouteilles de rhum.

Puis, il se donna le plaisir de les voir se livrer à ce festin sans précédent pour eux.

Vraiment, on eût dit des naufragés, recueillis sur un radeau, après quinze