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La désertion s’était accomplie entre une heure et deux heures du matin. À ce moment, Tongané, réveillé par des bruits insolites, que les Européens n’avaient pas entendus dans leur tente, avait eu la surprise de voir les vingt tirailleurs à cheval, et déjà à quelque distance du camp, tandis que le personnel noir, dirigé par le lieutenant Lacour et les deux sergents, s’agitait et semblait accomplir une besogne dont la nuit ne permettait pas de se rendre exactement compte. Intrigué, et, d’ailleurs, sans méfiance, Tongané s’était levé, et, dans l’intention de se renseigner, s’était dirigé vers les porteurs et les âniers. Il n’avait pu les atteindre. À mi-chemin, deux hommes s’étaient jetés sur lui, et l’un d’eux l’avait saisi à la gorge, sans lui laisser le temps de pousser un cri. En un instant, il fut renversé, bâillonné, ligoté. Avant de tomber, il avait pu reconnaître, cependant, que les Noirs, porteurs et âniers, étaient en train de se charger de nombreux ballots choisis parmi les autres. Tongané était donc réduit à l’impuissance, et déjà ses agresseurs s’éloignaient, quand ils furent abordés par une troisième personne. Ce nouveau venu, qui n’était autre que le lieutenant Lacour, demanda d’une voix brève :

— C’est fait ?

— Oui, répondit un des agresseurs, dans lequel Tongané reconnut alors un des sergents.

Il y eut un silence. Tongané sentit qu’on se penchait sur lui. Des mains se promenèrent sur son corps, le palpèrent.

— Mais vous êtes fous, ma parole ! reprit le lieutenant. Vous partiez en laissant derrière vous un gaillard qui en a peut-être trop vu. Robert, un coup de baïonnette dans cette vermine, s’il te plaît.

L’ordre avait été exécuté sur-le-champ, mais, Tongané ayant heureusement réussi à accomplir un mouvement de torsion, l’arme, au lieu de le frapper en pleine poitrine, avait glissé le long de ses côtes, en n’y faisant qu’une estafilade plus impressionnante que grave. En raison de l’obscurité, le lieutenant et ses deux acolytes s’y étaient trompés, d’autant mieux que l’astucieux guide avait eu la précaution de pousser un soupir, comme s’il rendait l’âme, et de retenir ensuite sa respiration. Le sang dont la baïonnette était couverte avait complété l’erreur des assassins.

— C’est fait ? répéta la voix du lieutenant Lacour, quand le coup eut été porté.

— Eh bien ! répondit l’homme qui avait frappé, et que son chef avait désigné sous le nom de

Robert.

Les trois hommes s’étaient alors en allés, et Tongané n’avait plus rien entendu. Bientôt, d’ailleurs, il avait perdu connaissance, tant à cause du bâillon qui l’étouffait, que par suite de la perte de son sang. Il n’en savait pas davantage.