Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/102

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C’en était assez assurément pour démontrer qu’il s’agissait, non d’une absence momentanée de l’escorte, mais d’un abandon définitif prémédité et préparé de longue main.

Ce point établi, on se regarda, stupéfait et consterné. La première parole qui rompit le silence sortit de la bouche d’Amédée Florence, pour qui on réclamera une fois encore l’indulgence du lecteur.

— Elle est raide, celle-là ! s’écria le reporter, qui ne faisait en somme qu’exprimer la pensée générale sous une forme un peu familière.

Ce mot ayant amené une détente, on commença à prendre les mesures que comportait la situation. Avant tout, il convenait d’en établir le bilan. Vérification faite, on reconnut qu’on possédait encore sept fusils, dont six de chasse, et une dizaine de revolvers, toutes ces armes largement pourvues de munitions, sept chevaux, trente-six ânes, environ cent cinquante kilos de marchandises diverses et des vivres pour quatre jours. Les moyens de défense et de transport ne manquaient donc pas. Quant aux vivres, il n’y avait pas lieu de s’en inquiéter, puisqu’il serait aisé de s’en procurer dans les villages, comme on l’avait fait jusqu’ici. Au surplus, les six Européens étant tous en possession d’un excellent fusil, on était en droit de compter sur l’appoint de la chasse. On conclut, par conséquent, de cet inventaire, que le parti, quel qu’il fût, auquel on s’arrêterait finalement, ne se heurterait, au point de vue matériel, à aucun obstacle infranchissable.

Dans tous les cas, il convenait de se défaire des ânes, qui, en l’absence de conducteurs expérimentés, eussent été un sérieux impedimentum. Cela fait, on arrêterait un plan de conduite. Si la décision était telle que le voyage dût avoir encore une certaine durée, on chercherait à engager cinq ou six porteurs, qu’on chargerait des marchandises, lesquelles seraient, au fur et à mesure des besoins, échangées dans les villages contre les denrées nécessaires à la subsistance des explorateurs. Dans l’hypothèse contraire, on liquiderait immédiatement ces marchandises à n’importe quel prix, ce qui rendrait les porteurs inutiles et permettrait, par suite, une marche plus rapide.

Jane Mornas et Saint-Bérain, qui, seuls, étaient capables de se faire entendre des naturels, se mirent aussitôt en rapport avec les habitants de Kadou. Ils reçurent dans ce village un excellent accueil, et, quelques menus cadeaux leur ayant concilié les sympathies du dougoutigui, celui-ci les aida de son mieux. Grâce à son concours, les ânes furent vendus, tant à Kadou même que dans les villages environnants, au prix moyen de dix mille cauries (environ trente francs), soit plus de trois cent cinquante mille cauries au total. Rien qu’avec cette somme, l’existence des membres de la mission et le paiement de cinq porteurs eussent été assurés pendant près de vingt jours.

D’autre part, le dougoutigui se déclara prêt à fournir cinq porteurs, ou même davantage, si cela était utile.

Ces diverses négociations exigèrent quelques jours. Elles ne furent terminées que le soir du 22 février. Ce n’était pas là du temps perdu, car Tongané n’aurait pu se mettre en route plus tôt, mais, à cette date du 22 février, sa blessure, toute superficielle, était en bonne voie de cicatrisation, et rien ne s’opposait plus au départ.

Donc, dans la matinée du 23, on disposa six pliants suivant un cercle, au milieu duquel les cartes furent étalées, et, Tongané et Malik constituant l’auditoire, la discussion commença sous la présidence de Barsac.

— La séance est ouverte, dit machinalement celui-ci, en homme habitué au protocole de la Chambre. Quelqu’un demande-t-il la parole ?