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— Comme le vieux nègre que nous avons soigné dans le petit hameau, pendant notre première étape avec la nouvelle escorte ?

— Comme ce jour-là, répondit le docteur Châtonnay.

Amédée Florence et le docteur rejoignirent leurs compagnons en silence. Ils étaient pensifs, et se demandaient ce qu’il fallait conclure de l’explicable répétition d’un fait aussi anormal.

Dans le village, le spectacle était plus affreux encore. À de nombreux signes, on reconnaissait qu’il avait été le théâtre d’une lutte acharnée. En outre, après la bataille, les vainqueurs l’avaient incendié, et la plupart des cases étaient détruites par le feu. Dans celles qu’ils avaient épargnées, on trouva d’autres cadavres.

— La mort de ces malheureux remonte au moins à dix jours, dit le docteur Châtonnay, et, comme pour les autres, ce sont des balles explosibles qui l’ont provoquée.

— Mais quels peuvent bien être les misérables qui se sont livrés à un pareil carnage ? s’écria Saint-Bérain.

— Peut-être, suggéra Amédée Florence, ceux dont nous avons remarqué les traces, il y a quelques jours. Nous estimions alors leur avance à une dizaine de jours. Cela coïnciderait avec le délai que fixe le docteur.

— Ce sont eux à n’en pas douter, dit Barsac indigné.

— Comme ce sont eux, ajouta Amédée

Florence, qui nous ont valu la fraîche réception de Yaho, qu’ils auront voulu traiter comme ils ont traité ce village. Yaho étant entouré d’un tata, ils n’auront pu y entrer, mais cela expliquerait que les nègres effrayés se soient tenus depuis ce moment sur la défensive.

— C’est assez logique, en effet, approuva le docteur Châtonnay.

— Mais qui peuvent bien être ces misérables, demanda Jane Buxton, et leur présence ne peut-elle être un danger pour nous ?

— Qui ils sont, je n’en sais rien, répondit Amédée Florence, mais ils ne me paraissent pas à craindre en ce qui nous concerne. Tout concourt à nous démontrer qu’ils ont sur nous une avance de dix à douze jours, et, comme ils sont montés, il est peu probable que nous les rattrapions jamais.

On parcourut tout le village incendié sans y rencontrer aucun être vivant. Ceux des habitants que les balles n’avaient pas atteints s’étaient enfuis, et il était complètement désert. Il était aussi pillé de fond en comble, tout ce que le feu n’avait pas dévoré, on l’avait jeté aux quatre vents. Même spectacle aux alentours, dans les lougans saccagés, dévastés. La volonté de destruction était évidente.

C’est en proie aux plus tristes pensées qu’on laissa en arrière le malheureux village. Le soir, on fit halte en pleine campagne. Il ne restait alors de vivres que pour un seul repas. De cet unique repas, on fit deux parts, l’une qu’on mangea sur-le-champ, l’autre qui fut réservée pour le lendemain matin.

Au cours de la journée du 9 mars, deux villages furent rencontrés. On ne put s’approcher du premier, que défendait un petit tata, et dont l’accueil fut en tout point semblable à celui de Yaho. Quant au second, qu’aucune fortification ne protégeait, il était, comme celui du jour précédent, saccagé, incendié et vide d’habitants.

— On dirait vraiment, observa Barsac, que des gens s’ingénient à créer le désert devant nous.

L’observation était juste. On aurait voulu affamer les voyageurs qu’on n’aurait pas procédé autrement.