Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/123

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l’avait cru jusqu’ici, mais qu’il a été assassiné par-derrière, avant, pendant ou après le feu de salve que l’histoire a enregistré. À quel moment exact et par qui a-t-il été frappé ? Je l’ignore. Tout ce qu’on peut dire, c’est que le coup n’a pas été porté par un des soldats réguliers, car l’arme qui a tué votre frère est un poignard et non une arme de guerre.

Merci, docteur, dit Jane qui se remettait peu à peu. Tels qu’ils sont, les premiers résultats de mon voyage sont de nature à me donner confiance… Encore un mot, docteur. Seriez-vous disposé à attester par écrit ce que vous avez vu aujourd’hui, et ces messieurs voudraient-ils avoir la bonté de servir de témoins ?

Tous se mirent avec empressement à la disposition de Jane Buxton. Amédée Florence, sur une feuille que M. Poncin consentit à détacher de son carnet, rédigea une relation des faits constatés au cours de la matinée, et ce procès-verbal, signé par le docteur Châtonnay, puis par toutes les personnes présentes, fut remis à Jane Buxton avec l’arme trouvée dans la tombe de son frère.

Cette arme, la jeune fille frémit en la touchant. C’était un poignard dont une épaisse couche de rouille, peut-être mélangée de sang, recouvrait la forte lame quadrangulaire aux faces moulurées par de profondes gouttières. Sur le manche d’ébène, à demi rongé par l’humidité de la terre, on discernait encore la trace d’une inscription disparue.

— Voyez donc, messieurs, dit Jane en montrant ces linéaments presque invisibles, cette arme portait autrefois le nom du meurtrier.

— Dommage qu’il soit effacé, soupira Amédée Florence, en examinant l’arme à son tour. Mais attendez donc… On lit encore quelque chose… un i et un l, je crois.

— C’est maigre, dit Barsac.

— Peut-être n’en faut-il pas plus pour démasquer l’assassin, dit gravement Jane.

Sur son ordre, Tongané rejeta sur les restes de George Buxton la terre qu’on avait extraite et qui fut ensuite tassée avec soin ; puis, laissant la tombe tragique à sa solitude, on se dirigea vers Koubo.

Mais, après trois ou quatre kilomètres, on dut s’arrêter. La force manquait à Jane Buxton, dont les genoux fléchissaient et qui dut s’étendre sur le sol.

— L’émotion, expliqua le docteur Châtonnay.

— Et la faim, ajouta avec juste raison Amédée Florence. Allons ! vieux Saint-Bérain, nous n’allons pas laisser mourir d’inanition votre nièce, même si elle est votre tante, quand le diable y serait ! En chasse ! et tâchez de ne pas me prendre pour un gibier de choix !

Malheureusement, le gibier était rare. La plus grande partie de la journée s’écoula avant que les deux chasseurs eussent vu un animal quelconque au bout de leurs fusils. Ce fut seulement vers la fin du jour que le sort les favorisa. Par contre, le tableau n’avait jamais été aussi brillant, deux outardes et une perdrix étant, coup sur coup, tombées sur leur plomb. Pour la première fois depuis longtemps, on put donc faire un repas abondant. En revanche, on dut renoncer à atteindre Koubo le soir même, et se résoudre à passer une dernière nuit en plein air.

Épuisés de fatigue, et d’ailleurs convaincus d’avoir dépisté leurs adversaires, les voyageurs négligèrent ce soir-là la garde qu’ils s’imposaient d’habitude. C’est pourquoi personne ne vit les phénomènes bizarres qui survinrent pendant la nuit. Vers l’ouest, de faibles lueurs scintillèrent à plusieurs reprises dans la plaine. D’autres lumières, puissantes celles-ci, leur répondaient dans l’est, à une grande hauteur, bien qu’il n’y eût aucune montagne dans