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Toutes les langues étaient parlées dans cette nouvelle Tour de Babel, dont la population, au moment où la mission Barsac succombait près de Koubo, se composait, outre cinq mille sept cent soixante-dix-huit nègres et négresses, de mille trente Blancs, venus de tous les pays du monde, mais dont l’immense majorité avait ce trait commun d’être des échappés de bagne et de prison, des aventuriers capables de tout excepté du bien, des déclassés prêts aux pires besognes.

Toutefois, de même que les représentants de la race anglaise prédominaient dans cette foule hétéroclite, de même la langue anglaise avait le pas sur les autres. C’est en anglais qu’étaient rédigés les proclamations du chef, les actes de l’état civil, si tant est qu’il y eût un état civil, et le journal officiel de la localité : The Blackland’s Thunder (Le Tonnerre de Blackland).

Très curieux, ce journal, ainsi qu’on pourra juger par ces fragments, extraits de quelques-uns de ses numéros :

« Hier John Andrew a pendu le nègre Koromoko, qui avait oublié de lui apporter sa pipe après le lunch. »

« Demain soir, à six heures, départ pour Kourkoussou et Bidi de dix planeurs, avec dix Merry Fellows, sous le commandement du colonel Hiram Herbert. Razzia complète de ces deux villages que nous n’avons pas visités depuis trois ans. Retour dans la même nuit. »

« Nous avons appris qu’une mission française, dirigée par un député du nom de Barsac, doit prochainement partir de Conakry. Cette mission aurait, paraît-il, l’intention d’atteindre le Niger, en passant par Sikasso et Ouagadougou. Nos précautions sont prises. Vingt hommes de la Garde noire et deux Merry Fellows vont incessamment se mettre en route. Le capitaine Edward Rufus les rejoindra en temps opportun. Edward Rufus, qui est, ainsi qu’on le sait, un déserteur de l’infanterie coloniale, jouera, sous le nom de Lacour, le rôle d’un lieutenant français, et profitera de sa parfaite connaissance des usages militaires de cette nation, pour arrêter, d’une manière ou d’une autre, ledit Barsac, qui, on peut en être certain, n’arrivera pas jusqu’au Niger. »

« Hier, sur le Garden’s Bridge, à la suite d’une discussion, le conseiller Ehle Willis s’est vu dans la nécessité de mettre du plomb dans la tête du Merry Fellow Constantin Bernard. Celui-ci est tombé dans la Red River, où, emporté par le poids anormal de sa tête nouvellement plombée, il s’est noyé. Le concours a été aussitôt ouvert, afin de pourvoir au remplacement du défunt. C’est Gilman Ely qui a remporté la timbale, avec dix-sept condamnations prononcées par les tribunaux français, anglais et allemands, et atteignant le total de vingt-neuf années de prison et de trente-cinq années de bagne. Gilman Ely passe donc du Civil Body aux Merry Fellows. Nos meilleurs souhaits l’y accompagnent. »

Ainsi qu’on l’a sans doute remarqué, Josias Eberly, John Andrew, Hiram Herbert, Edward Rufus, Ehle Willis, Constantin Bernard, Gilman Ely n’étaient désignés que par l’association de deux prénoms. Cette pratique était d’un usage général à Blackland, où tout nouvel arrivant subissait un second baptême et perdait son nom patronymique, que personne, sauf le chef, ne connaissait. Seul de tous les habitants de race blanche, si l’on en excepte une fraction particulière de la population dont il sera bientôt question, ce chef était désigné à la manière ordinaire, et encore son nom devait-il être plutôt un sobriquet terrible et sinistre. On l’appelait Harry Killer, c’est-à-dire, d’après le sens littéral, Harry l’Assassin, Harry le Tueur.

Une dizaine d’années avant l’enlèvement des débris de la mission Barsac, par lequel