Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/130

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rue, pas une maison, pas même une case du quartier des esclaves qui ne jouît de l’eau sous pression et ne fût éclairée à l’électricité.

Aux alentours de la cité, fondée dix ans plus tôt en plein désert, le prodige était plus grand encore. Si l’océan de sable l’entourait toujours, il ne commençait plus maintenant qu’à quelques kilomètres de son enceinte. Aux abords immédiats de la ville, sur une étendue si grande que l’horizon en cachait l’extrémité, le désert avait fait place à des champs cultivés selon les méthodes les plus parfaites, et dans lesquels poussaient, avec un succès croissant d’année en année, tous les végétaux d’Afrique et d’Europe.

Telle était, dans son ensemble, l’œuvre d’Harry Killer, œuvre qui eût été admirable si elle n’avait eu le crime pour base et pour objet. Mais comment l’avait-il réalisée ? Comment avait-il transformé en campagne fertile ces plaines arides et desséchées ? L’eau est l’élément indispensable à toute vie animale ou végétale. Pour que l’homme et les animaux subsistent, pour que la terre produise, il faut de l’eau. Comment Harry Killer en avait-il doté cette région où, jadis, des années entières s’écoulaient sans qu’il tombât une goutte de pluie ? Était-il donc doué d’un pouvoir magique, pour avoir réalisé, à lui seul, ces miracles ?

Non, Harry Killer ne possédait aucune puissance surnaturelle, et, abandonné à ses propres forces, il eût été assurément incapable d’accomplir de telles merveilles. Mais Harry

Killer n’était pas seul. Le Palais, où il demeurait avec ceux qu’il nommait effrontément ses conseillers, les casernes de la Garde noire et les remises des planeurs n’occupaient ensemble qu’une infime partie de la dernière section de Blackland. Au milieu du vaste espace demeuré libre, il existait d’autres constructions, une autre ville plutôt, incluse dans la première, dont les divers bâtiments, les cours et les jardins intérieurs couvraient à eux seuls neuf hectares. En face du Palais se dressait l’Usine.

L’Usine était une cité autonome, indépendante, à laquelle le chef prodiguait l’argent, qu’il respectait, que, sans se l’avouer, il redoutait même un peu. S’il avait conçu la ville, c’est l’Usine qui l’avait créée, qui l’avait dotée de tous les perfectionnements modernes, et, en outre, d’inventions extraordinaires que l’Europe ne devait connaître que plusieurs années après Blackland.

L’Usine avait une âme et un corps. L’âme, c’était son directeur. Le corps, c’était une centaine d’ouvriers appartenant à différentes nationalités, mais surtout à la France et à l’Angleterre, où ils avaient été choisis parmi les meilleurs dans leurs professions respectives, et d’où ils avaient été amenés sur un pont d’or. Chacun d’eux avait des appointements de ministre, en échange desquels il devait subir la règle inflexible de Blackland.

À peu près tous les corps de métier figuraient parmi ces ouvriers, dont les ajusteurs mécaniciens formaient toutefois la majorité. Quelques-uns d’entre eux étaient mariés, et, à cette date de l’histoire de Blackland, l’Usine contenait vingt-sept femmes, plus un petit nombre d’enfants.

Cette population d’honnêtes travailleurs, qui contrastaient si étrangement avec les autres habitants de la ville, logeaient tous dans l’Usine, d’où il leur était rigoureusement interdit de jamais sortir. L’eussent-ils voulu, qu’ils ne l’auraient pas pu, une surveillance sévère étant exercée nuit et jour par la Garde noire et par les Merry Fellows.