Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/131

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Au surplus, on les avait prévenus en les embauchant, et nul n’était tenté d’enfreindre la règle portée à sa connaissance au moment de son engagement. En échange des appointements très élevés qui leur étaient offerts, ils devaient se considérer comme retranchés du monde pendant le temps qu’ils passeraient à Blackland. Non seulement ils ne pourraient quitter l’Usine, mais ils ne pourraient non plus écrire à personne, ni recevoir aucune lettre du dehors. Telles étaient les conditions posées au moment de l’engagement. Nombreux étaient ceux que leur rigueur faisait reculer. Quelques-uns se laissaient pourtant tenter de temps à autre par l’élévation du salaire offert. Qu’a-t-on à perdre, en somme, lorsqu’on est pauvre, et lorsqu’il faut lutter pour le pain ? Courir la chance de s’enrichir valait bien le désagrément de s’en aller dans l’inconnu, et, après tout, se disaient-ils, on ne risquait, au maximum, que la vie dans l’aventure.

Le contrat conclu, il était aussitôt exécuté. L’homme embauché prenait passage sur un bateau qu’on lui indiquait, et qui le conduisait à l’une des îles Bissagos, archipel situé près de la côte de la Guinée portugaise, où il débarquait. Là, il devait consentir à ce qu’on lui bandât les yeux, et un des planeurs, pour lesquels un abri était aménagé sur un point désert des rivages de l’archipel l’emportait en moins de six heures à Blackland, distant de deux mille deux cents kilomètres à vol d’oiseau. Le planeur descendait dans l’esplanade séparant le Palais de l’Usine, et l’ouvrier, débarrassé de son bandeau, entrait dans cette dernière, pour n’en plus sortir, jusqu’au jour où il lui conviendrait de résilier son engagement et de retourner dans son pays.

Sur ce point, le contrat réservait, en effet, la liberté de l’ouvrier embauché. S’il était prisonnier, tant qu’il demeurait à Blackland, il lui était loisible à toute époque de quitter la ville pour toujours. Ce cas échéant, de cette même esplanade où l’avait déposé le planeur, un autre planeur l’emporterait vers les îles Bissagos, où il trouverait un steamer pour le ramener en Europe. Telle était du moins l’assurance donnée aux ouvriers désireux de partir. Mais ce qu’ignoraient leurs camarades restés à l’Usine, c’est que les hommes ainsi partis n’étaient jamais arrivés à destination, que leurs os blanchissaient en quelque point du désert et que les salaires qu’ils emportaient avaient été invariablement repris par celui qui les avait distribués. Ainsi la caisse de ce dernier ne s’appauvrissait-elle pas, ainsi était gardée secrète l’existence de Blackland, ainsi l’empire d’Harry Killer demeurait inconnu.

Au surplus, ces départs étaient rares. Dans l’impossibilité de connaître, de soupçonner même quel genre de vie menaient les habitants d’une ville sur laquelle ils