Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/137

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

En tout cas, sur le moment, je n’y ai rien compris. Mais, ce qui m’a frappé, c’est que la phrase tudesque était criée de loin, je dirai même « d’en haut », au milieu du vacarme qui continuait à sévir. À peine était-elle terminée qu’une troisième voix ajoute de la même manière, c’est-à-dire en hurlant :

— It’s necessary to take away your prisoners until the end of the trees.

Bon ! de l’anglais, maintenant. Versé dans la langue de Shakespeare, je traduis sur-le-champ : « Il faut emmener vos prisonniers jusqu’à la fin des arbres », tandis que le présumé lieutenant Lacour interroge :

— Dans quelle direction ?

— Towards Kourkoussou (vers Kourkoussou), crie le fils de la perfide Albion.

— À quelle distance ? demande encore le lieutenant.

— Circa venti chilometri, vocifère une quatrième voix.

Un latiniste de ma force n’a pas grand mal à deviner que ces trois mots sont italiens et signifient : « Environ vingt kilomètres ». Suis-je donc au pays des polyglottes ? Dans la Tour, ou, du moins, dans la brousse de Babel ?

Quoi qu’il en soit, le lieutenant Lacour a répondu : « C’est bon, je partirai au jour », et on ne s’est plus occupé de moi. Je reste où je suis, à plat sur le dos, ficelé, ne voyant rien, respirant à peine, dans la cagoule très peu confortable dont on m’a affublé.

Sur la réponse du lieutenant, le bourdonnement a d’abord redoublé d’intensité, pour diminuer ensuite et s’éteindre graduellement. En quelques minutes, il a cessé d’être perceptible.

Quelle peut être la cause de ce bruit étrange ?

Bien entendu, mon bâillon m’interdisant toute communication avec le reste du monde, c’est à moi seul que je pose cette question, et, naturellement, je n’y réponds pas.

Le temps s’écoule. Une heure passe, davantage peut-être, puis deux hommes me saisissent, l’un par les pieds, l’autre par les épaules, m’enlèvent, me balancent un instant, et me jettent comme un sac de son en travers d’une selle dont le troussequin me meurtrit le dos, sur un cheval qui s’élance dans un galop furieux.

Je n’avais jamais pensé, au sein de mes rêves les plus fantasques, que je jouerais un jour les Mazeppa dans le centre de l’Afrique, et je vous prie de croire que la gloire de ce Cosaque ne m’avait jamais empêché de dormir.

Je me demandais si j’arriverais à m’en tirer comme lui, et si ma destinée était de