Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/138

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devenir hetman des Bambaras, quand une voix avinée, sortant d’une gorge qu’on devait rincer au pétrole, me dit d’un ton à faire frémir :

— Take care, old bloody toad ! If you budge, this revolver shall hinder you to begin again.

Traduction :

— Prenez garde, vieux sanglant crapaud ! Si vous bougez, ce revolver vous empêchera de recommencer.

Voilà deux fois qu’on me fait la même recommandation, toujours, d’ailleurs, avec une aussi exquise politesse. C’est du luxe.

Autour de moi, c’est un bruit de galops furieux, et j’entends parfois de sourds gémissements : mes compagnons, sans doute, qui doivent être aussi mal en point que je le suis moi-même. Car je suis fort mal, en vérité ! J’étouffe, et je suis terriblement congestionné. C’est à croire que ma tête va éclater, ma pauvre tête qui pend lamentablement sur le flanc droit du cheval, tandis que mes pieds battent la mesure sur son flanc gauche à chaque foulée.

Après une heure environ de course folle, la cavalcade s’arrête brusquement. On me descend de cheval, ou plutôt on me jette à terre comme un paquet de linge. Quelques instants se passent, puis assez vaguement, car je suis mort aux trois quarts, je perçois des exclamations qui se croisent :

— She is dead ! (Elle est morte).

— No. Ell’è solamente svenuta. (Non. Elle est seulement évanouie.)

— Détachez-la, commande en français la voix que j’attribue au lieutenant Lacour, et détachez aussi le médecin.

Ce féminin… Miss Buxton serait-elle en danger ?

Je sens qu’on me débarrasse du sac et du bâillon qui m’empêche de voir et de respirer. Mes bourreaux s’imagineraient-ils, par hasard, que, sous ces peu recommandables articles de toilette, ils vont trouver le brave docteur Châtonnay ? Oui, c’est bien pour cette raison qu’on s’occupe de ma modeste personne, car, dès que l’erreur est reconnue :

— Ce n’est pas celui-ci. À un autre, dit le chef, qui est bien le lieutenant Lacour, comme je le supposais.

Je le regarde, et je m’octroie intérieurement les plus virulentes injures. Quand je pense que j’ai pu prendre ça pour un officier français !… Certes, j’ai le droit de le dire à mon honneur, j’ai tout de suite soupçonné le subterfuge, mais soupçonné seulement, et je n’ai pas, sous son déguisement d’emprunt, démasqué le bandit, qui s’est ainsi payé, comme on dit, notre tête, ce dont j’enrage. Ah ! la canaille !… Si je le tenais !…

À ce moment, un homme s’approche de lui et l’interpelle. J’entends son véritable nom : capitaine Edward Rufus. Va pour capitaine. Il pourrait bien être général qu’il n’en vaudrait pas plus cher.

Pendant qu’on lui parle, le capitaine Rufus a cessé de faire attention à moi. J’en profite pour respirer à pleins poumons. Il était temps. Encore un peu et j’allais périr asphyxié. Cela doit se voir et il est probable que je suis violet, car le capitaine, ayant jeté un coup d’oeil de mon côté, a donné un ordre que je n’ai pas entendu. Aussitôt, on me fouille. On me prend mes armes, mon argent, mais on me laisse ce carnet. Les brutes ne se rendent pas compte de la valeur d’une copie signée Amédée Florence. À quels stupides voleurs ai-je affaire, juste ciel !

Ces ânes bâtés me délient cependant bras et jambes, et je peux remuer. J’en profite sans tarder, tout en examinant les alentours.

Ce qui attire tout d’abord mes regards, ce sont dix… quoi ?… dix… machines, dix… hum ! choses… systèmes… dix objets, enfin, car le diable m’emporte si je me doute